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ni une cour ni une capitale, mais un autel de la probité et de la fidélité, où les cœurs et les esprits se pourraient rassembler. Cet autel ne peut exister que dans l’esprit, c’est-à-dire dans les œuvres des écrivains : c’est là qu’iraient s’enflammer les âmes et se fortifier les cœurs. Le nom allemand, que maintenant bien des nations méprisent et dédaignent, apparaîtrait alors comme le premier de l’Europe, sans tapage, sans prétention, fort de sa propre force, ferme en sa propre grandeur. »

Quelle foi dans la puissance de l’esprit ! Quel culte fervent pour la pensée ! De même que Kant attend surtout le progrès extérieur, politique et social, du progrès intérieur de la liberté et de la volonté, de même c’est de l’esprit, de son travail profond, que Herder attend l’unité de l’Allemagne : non pas une unité d’agression, de conquête et de violence. Non, non, ce n’est pas pour aiguiser le glaive que l’esprit se lève.

« La gloire d’une patrie ne peut être aujourd’hui la sauvage gloire de conquête qui a bouleversé comme un mauvais démon l’histoire de Rome, des barbares et de tant de fières monarchies. Que serait une mère qui, comme une seconde et pire Médée, immolerait quelques-uns de ses enfants pour réduire des enfants étrangers en esclavage, et en faire le jouet de ceux des siens qu’elle n’aurait pas sacrifiés ?… La gloire de la patrie ne peut être aujourd’hui que de donner à tous ses fils la sécurité, l’activité, le libre et joyeux essor, bref, cette éducation qui est le trésor et la dignité de l’homme. »

Mais si ce n’est pas d’une Allemagne belliqueuse et vaine que rêve Herder, c’est d’une Allemagne forte et grande. Et un magnifique orgueil national s’éveille mêlé à l’orgueil de la pensée. Prenez garde, révolutionnaires de France ! En apportant la liberté, en l’imposant du dehors, vous réformez peut-être, mais vous humiliez. Prenez garde, soldats de Custine aventurés jusqu’à Francfort !

Au-dessus de ce travail profond de l’Allemagne, les poésies de Schiller s’élevaient parfois comme des nuées ardentes, mais un peu vaines. Dans ses appels à la liberté, il y a plus de rhétorique exaltée que de vertu révolutionnaire. Son fameux drame des Brigands, écrit presque sur les bancs de l’école et joué en 1782, atteste, en même temps que la ferveur du rêve de la jeunesse d’alors, l’impuissance de la bourgeoisie allemande.

Karl Moor a beau annoncer qu’il fondera « une république auprès de laquelle Sparte et Athènes m’auront été que des couvents ». Il a beau promettre aux libres énergies impatientes une carrière infinie. Si l’œuvre de justice prend la forme du brigandage, si ce sont des révoltés de grand chemin qui entreprennent de protéger le pauvre paysan et l’honnête marchand contre les extorsions des nobles et des hommes de loi, c’est que la possibilité d’un ordre politique et social nouveau n’apparaît point.

Les Brigands sont un cri de désespoir plus qu’un appel à l’action : et Schiller s’applique vite dans sa préface à en réduire encore la portée. Son