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dus d’une nation, à régler en effet leurs rapports par des lois, fait de chacun de ces États, dans ses rapports avec les autres États, un État de nature qui se meut dans une liberté sans frein ; ainsi chaque État doit attendre des autres États précisément les mêmes maux qui pressèrent et obligèrent les hommes, à l’intérieur de chacun d’eux, à fonder un ordre civil régulier. »

L’état de guerre entre nations est si atroce qu’il justifie presque, selon Kant, les paradoxes de Rousseau contre la civilisation :

« Avant que ce dernier pas soit fait et que les États soient liés entre eux, c’est-à-dire quand la nature humaine n’est encore qu’à moitié de sa formation, elle a subi les pires maux sous les prétextes trompeurs de puissance, de richesse et de gloire ; et Rousseau n’avait pas tellement tort de préférer l’état sauvage, si on ne tient pas compte de ce dernier degré où il faut que notre espèce s’élève. Nous sommes cultivés au plus haut point par l’art et la science. Nous sommes civilisés jusqu’à la surcharge, accablés de toutes sortes de raffinements vains. Mais pour pouvoir nous considérer comme des êtres moraux il nous manque beaucoup encore… Aussi longtemps que les États dépenseront toutes leurs forces en entreprises stériles et violentes d’agrandissement, et contrarieront ainsi sans trêve les efforts d’éducation intérieure des citoyens, il n’y a rien à espérer ; car tout progrès humain véritable suppose un grand effort de chaque communauté pour éduquer ses citoyens. Tout bien qui n’est pas greffé sur un noble sentiment moral n’est qu’apparence creuse et splendide misère. Et l’humanité restera dans cet état tant qu’elle ne s’arrachera point à l’état chaotique des relations internationales. »

Mais comment sortir de cet état de nature et de guerre qui afflige les peuples ? Il serait vain d’espérer qu’un habile équilibre politique des États préviendra à jamais les conflits. Les diplomates s’épuiseraient en vain à réaliser des combinaisons que le moindre déplacement des forces jetterait bas.

« Fonder une paix universelle durable sur ce qu’on appelle la balance des pouvoirs en Europe, semblable à cette maison de Swift si parfaitement construite par un architecte d’après toutes les lois de l’équilibre qu’un oiseau en se posant sur elle la faisait crouler, c’est une chimère, un fantôme de l’esprit. »

Non, il faut que tous les États, quelle que soit leur force relative et quelque instable que soit l’équilibre naturel des puissances, soient conduits à accepter une loi de justice supérieure à tous, des sentences conformes à des lois. Mais comment y seront-ils conduits ? Oh ! ce sera un long et dur effort. Ceux-là ont été des rêveurs qui ont cru que la paix universelle serait aisément réalisée. Non ; elle résultera dans la suite des temps et après de multiples échecs, de la force de la raison imposant peu à peu aux esprits l’idée d’une règle et aussi de l’action mécanique des chocs épuisant les antagonismes.