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des écrits, raisonner sur ce mécanisme même, sans que les affaires, où il joue pour sa part un rôle passif, puissent en souffrir. Ainsi il serait funeste qu’un officier qui reçoit un ordre d’un de ses chefs s’avisât, au service même, de raisonner sur la convenance et l’utilité de cet ordre : il doit obéir. Mais il peut, comme savant, faire des remarques sur les faits constatés dans le service des armées et la conduite de la guerre, et les soumettre au jugement du public. Le citoyen ne peut pas se refuser à payer les impôts, et si, au moment où il doit les payer, il s’élevait âprement contre ces charges, ce serait un scandale punissable, car il y aurait là un signal d’universelle résistance aux lois. Mais le même ne viole en rien son devoir de citoyen, lorsque, comme savant, il exprime publiquement sa pensée contre l’inconvenance ou l’injustice de ces impositions. De même, l’ecclésiastique est tenu d’instruire ses catéchumènes et sa paroisse selon le symbole de l’Église qu’il sert. Mais comme savant, il a pleine liberté, il a même le devoir de communiquer au public, après de sérieuses méditations, toute sa pensée sur ce qu’ont de défectueux le symbole religieux et l’organisation de l’Église, et de proposer des réformes. Il n’y a rien là qui puisse charger la conscience. Car ce qu’il enseigne en vertu de sa fonction, comme préposé ecclésiastique, il le donne comme un enseignement sur lequel il n’a aucune puissance, c’est seulement au nom d’un autre qu’il parle. Il dira : Notre Église pense ceci et cela, et voilà les motifs et les preuves qui la déterminent. Il fait produire par là, pour sa communauté, tout leur effet utile à des propositions qui n’ont pas son entier assentiment. »

Curieux dualisme et où s’exprime toute la pensée, toute la vie sociale de l’Allemagne à ce moment ! Kant se préoccupe tout à la fois d’assurer la liberté absolue de la science et de ménager le mécanisme gouvernemental et administratif prussien. Quelle différence avec l’Anglais qui, s’il était convaincu de l’injustice d’un impôt, le refuserait individuellement, ou avec le Français qui prépare une révolution politique pour détruire les abus ! Il suffit à Kant que la liberté de l’esprit, sous sa forme scientifique, soit intacte. C’est d’elle qu’il attend, sans impatience, les nécessaires transformations.

En fait, si docile ou même si prudente que soit l’action, cette liberté absolue de la science est un germe révolutionnaire ; car il vient un moment où la contradiction entre le fait et la pensée devient intolérable, même à ceux qui savent le mieux dissocier, selon la méthode allemande, la conduite pratique et la vie idéale de l’esprit. Si le fait ne cède pas il faut qu’il violente la pensée, ou il faut que la pensée le maîtrise. Si Kant n’éprouve aucun malaise en cette dualité, ce n’est pas seulement parce que l’Allemagne ne se sentait alors capable que de l’audace de la pensée, et qu’à lier la pensée et l’action elle aurait appesanti la pensée, mais non pas soulevé l’action. C’est aussi parce que la politique de Frédéric II, accordant toute liberté aux opinions au moins en matière religieuse, et instituant partout une exacte discipline, donnait un fondement historique et réel aux savantes distinctions kantienne. Et ici en-