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la chute d’un despotisme personnel, elle peut mettre un terme à la tyrannie de l’avidité ou de l’ambition. Mais jamais elle ne peut produire une véritable réforme de la manière de penser, elle livre seulement la foule des hommes à la conduite de nouveaux préjugés. »

C’est bien là tout l’accent de la pensée de Kant, à la fois mâle et réservée, vigoureuse et prudente. Il ne ruse pas avec le droit de la pensée libre. Il faut qu’elle ait toujours le courage de s’affirmer. Et cette pensée libre, en se propageant, refoulera les préjugés et réformera les institutions. Mais ce sera une évolution intérieure et lente. Les révolutions extérieures, celles qui changent seulement la forme du pouvoir, ne sont que des accidents superficiels et sans valeur. C’est du dedans au dehors que les vraies révolutions doivent s’accomplir. C’est dans la pensée renouvelée et libérée qu’est la vraie source intérieure et profonde des changements sociaux. C’est bien là la méthode de révolution ou plutôt de réforme de cette Allemagne du xviiie siècle qui portait en elle toutes les fiertés et toutes les audaces de la pensée, mais qui n’était pas précipitée à l’action immédiate et extérieure par de grandes forces politiques et sociales. Mais plus Kant limite d’abord à la pensée l’effort d’affranchissement, plus il veut que cet effort soit énergique.

« Pour l’extension des lumières, il n’est besoin que de liberté, et de cette liberté innocente entre toutes, la liberté de faire, en toute question, usage public de sa raison. Mais maintenant, j’entends dire de tous les côtés : ne raisonnez pas. L’officier dit : Ne raisonnez pas, mais manœuvrez. Le conseiller de finances dit : Ne raisonnez pas, mais payez. L’ecclésiastique : Ne raisonnez pas, mais croyez. Il n’y a qu’un maître au monde (c’est à Frédéric Il que Kant fait allusion) qui dise : Raisonnez autant que vous voudrez, et sur tous les sujets que vous voudrez, mais obéissez. Il y a donc partout ici limitation de la liberté. Mais quelle est la limitation qui fait obstacle aux lumières ? et quelle est celle qui ne les contrarie point ? Je réponds : l’usage public de la raison doit toujours être libre, et seul il peut répandre les lumières parmi les hommes, mais l’usage individuel et privé de raison peut être limité sans que les lumières en souffrent. J’entends par usage public de la raison, la communication que l’homme, comme savant, fait de ses pensées au monde des lecteurs. J’entends par usage privé celui qu’il en fait dans une fonction civile qui lui est confiée, dans un emploi qu’il exerce. En ce moment, il y a dans beaucoup d’affaires qui concernent l’intérêt public, un mécanisme qui est nécessaire, et à l’égard duquel certains membres de la communauté doivent avoir une attitude purement passive ; ils doivent se laisser diriger par l’impulsion gouvernementale ou s’abstenir de tout ce qui pourrait contrarier cette action. Là, à la vérité, il n’est plus permis de raisonner, et il faut obéir. Mais quelle que soit la valeur de ce mécanisme pour l’homme qui fait partie d’une communauté, et même pour le citoyen du monde, il peut cependant, en sa qualité de savant s’adressant au public par