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de l’humanité, semble envahir parfois le cœur des hommes. L’impitoyable nature ne leur laisse point de repos. Par les nécessaires aiguillons de la cupidité, de l’ambition, de l’orgueil, de l’inquiétude, elle les excite et les enflamme et les oblige à des efforts toujours nouveaux, à des rencontres toujours plus véhémentes avec les hommes et les choses, et ainsi elle prépare une vivante et pleine harmonie qui ne sera pas le paresseux équilibre de forces inertes, mais l’accord final d’énergies actives et passionnées. Ces énergies auront éliminé peu à peu, par la continuité des chocs et la lente usure de la guerre, leurs éléments antagonistes et se déploieront à la fois dans la puissance et dans l’ordre.

Ce n’est pas, comme on voit, l’idyllique et naïve attente du royaume de la paix. Ce n’est pas la foi candide dans l’avènement de la douceur et dans la réalisation volontaire de l’universelle bonté. C’est un optimisme profondément réaliste, puisque c’est, pour ainsi dire, l’inévitable effet mécanique du choc des forces qui réalisera dans la nature les exigences de la raison. Celle-ci aura prise enfin sur le mécanisme des instincts et des passions, mais par ce mécanisme même. Les grandes périodes de l’histoire laissent au commencement d’accord quelques garanties et quelques fragments d’humanité, et, comme les générations peuvent se transmettre ces réalisations partielles d’humanité, de liberté et de paix, c’est nécessairement vers l’harmonie que va la brutale évolution du monde social.

La vraie philosophie de l’histoire consiste à suivre la formation de ce patrimoine humain, à dresser, de période en période, l’inventaire de l’humanité. En résolvant peu à peu les innombrables antagonismes qui sont le fond même de la vie sociale, la nature travaille à résoudre l’antagonisme essentiel qui est en chaque individu humain et qui est tout ensemble sa force et son tourment. Cet antagonisme fondamental, Kant le résume d’un mot : c’est que l’individu humain a une sociabilité insociable. S’il est seul, il est bientôt ou ennuyé, ou effrayé de sa solitude. Il a hâte de retrouver d’autres hommes et de s’associer à eux, soit pour se défendre plus aisément contre les périls dont il est enveloppé, soit pour accroître sa force par l’action combinée des autres forces, soit pour remplir, par les émotions diverses de la vie commune, le vide étrange de la vie.

Mais à peine, poussé par cet instinct irrésistible de sociabilité, a-t-il rejoint d’autres hommes et s’est-il en effet associé à eux, qu’il éprouve le besoin contraire de reconquérir sa solitude. Il veut défendre jalousement sa liberté individuelle et son caprice même. Il s’efforce de soumettre les autres volontés à la sienne et par ce despotisme, qui ne laisse subsister qu’une seule volonté, il réalise ce paradoxe de transformer, suivant la forte parole de Spinosa, la société même en solitude. Ces deux forces contraires et inséparables de sociabilité et d’insociabilité se heurteront âprement dans tout le monde social comme en chacun des individus, tant que la nature n’aura