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francs-maçons était incessante, des siècles passeraient sans qu’on puisse dire : Ils ont fait ceci ? »

Ainsi, la pensée allemande, à cette période, se plaît à développer à l’infini des horizons silencieux. Ce n’est pas, comme le disent si souvent les esprits vulgaires, la « nuée allemande », ou le « brouillard allemand ». L’idée au contraire est d’une netteté admirable ; mais le germe vigoureux et précis évolue lentement dans la durée illimitée. Le présent se discerne à peine dans l’insensible et puissant progrès du temps et des choses. Sous l’arbre à la croissance lente qui abrite leur second dialogue Ernst et Falk regardent un moment une fourmilière en mouvement.

« — Quelle activité et pourtant quel ordre ! Tout porte, traîne, pousse, et nulle n’est un obstacle à une autre. Vois plutôt, elles s’aident les unes les autres.

— Les fourmis vivent en société comme les abeilles.

— Et en une société bien plus admirable, car elles n’ont personne parmi elles pour les tenir ensemble et les gouverner.

— Il faut donc que l’ordre subsiste sans gouvernement.

— Quand chacun sait se gouverner soi-même, pourquoi pas ?

— Et s’il en était un jour ainsi parmi les hommes ?

— C’est bien difficile.

— À coup sûr !

— Et c’est bien dommage. »

Ainsi ils écoutent les conseils profonds de la nature, et ils entrevoient des possibilités infinies, mais dans l’évolution infinie. Toute impatience, toute brusquerie d’action est coupable et funeste.

« N’aie point de souci. Le franc-maçon attend paisiblement le lever du soleil, et il laisse brûler les flambeaux aussi longtemps qu’ils veulent et peuvent brûler. Mais éteindre les flambeaux et, quand ils sont éteints, s’apercevoir qu’il faut rallumer les bouts de chandelle, ou même dresser d’autres flambeaux, ce n’est pas l’affaire du franc-maçon !

— Je le pense aussi. Ce qui coûte du sang ne vaut pas une goutte de sang. »

Comme on pressent le drame de pensée qui va, à la rencontre de la Révolution française, émouvoir l’esprit allemand ainsi préparé par ses grands hommes ! Cette Révolution qui éclate à l’horizon, est-ce bien le soleil qui se lève ? Ou est-ce une flamme d’impatience et de colère, une lueur d’incendie qui crée une illusion d’aurore ?

Il y aura tout ensemble, chez plusieurs, enthousiasme, trouble, incertitude. Quelle joie si la nature, révélant enfin en jets de flamme le long chemin obscur accompli sous l’horizon, faisait se lever vraiment un soleil de liberté et de justice ! Mais quelle déception si ce n’était là qu’une trompeuse clarté ! Et même si elle est vraie, si c’est vraiment le jour qui se lève, quelle mélan-