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conçoit les plus audacieux progrès : « Suis ta marche insensible, ô Providence éternelle ! Mais ne me laisse point douter de toi à cause de cet insensible progrès. Ne me laisse point douter de toi, même si un moment ta marche paraît rétrograde ! Il n’est pas vrai que la ligne la plus courte soit toujours la ligne droite ! »

C’est dans des courbes, des replis et des enveloppements sans fin que l’esprit allemand se meut vers son but sublime, qui est l’assimilation de l’univers par la pensée souveraine. Mais comme cette géométrie des courbes est peu favorable à l’élan direct des Révolutions ! Et comme il sera malaisé d’établir des coïncidences entre le mouvement rectiligne de l’esprit révolutionnaire français et ce mouvement infléchi et replié de l’esprit révolutionnaire allemand !

De même, dans ses dialogues sur la franc-maçonnerie en 1778, Lessing formule une idée admirable : celle de la future unité humaine par l’universelle tolérance et l’universelle paix. Il y a, dans la vie de l’humanité, des paradoxes douloureux. Les religions sont faites pour lier, en effet, les hommes, c’est-à-dire pour les unir. Or, en s’opposant les unes aux autres, en se proscrivant les unes les autres, en s’arrogeant chacune le monopole de la vérité, elles deviennent un principe de division et de haine. Mais cela prendra fin quand les hommes seront convaincus que toutes les religions, que toutes les croyances sont également bonnes si seulement elles excitent au bien, à la concorde, à la bonté. De même l’humanité est une masse énorme et qui ne peut être organisée en un seul corps de nation. Il faut donc qu’elle se constitue en États distincts ; et la fonction de ces États est d’unir les hommes. Mais voici que ces États s’opposent les uns aux autres, se défient les uns des autres, et deviennent eux aussi un principe de désunion et de guerre. Quand l’Allemand, l’Anglais, le Français se rencontrent, ce ne sont pas seulement des hommes, ayant et reconnaissant en eux-mêmes la pure humanité, qui se rencontrent en effet. Non, avant même d’avoir discuté et éprouvé leurs intérêts, ils se défient les uns des autres. Il y a en eux une particularité de nation qui fausse l’universalité humaine. Et la fonction des hauts et grands esprits de toute nation est de rétablir sans cesse l’universalité humaine sans cesse menacée. Oui, c’est une vue admirable, le sublime internationalisme de la conscience et de l’esprit. Mais le commerce idéal des esprits ne peut suffire à arrêter ou même à amortir le choc effroyable des passions et des haines de peuple et de race. Comment, par quelle organisation pratique, Lessing espère-t-il assurer cette efficace et apaisante communication des esprits aux esprits ? C’est, semble-t-il, à la franc-maçonnerie qu’il s’adresse ; et il s’y était affilié en effet, dès 1771, à la Loge des Trois-Roses d’or de Hambourg. C’est même, chose curieuse, au duc Ferdinand de Brunswick, alors grand-maître des loges allemandes, qu’il dédie ses dialogues, au même duc de Brunswick qui, plus tard, signera à regret le mémorable manifeste contre la France révolutionnaire.