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dit le Junker, mais tout autre chose. Ces enfants exténués il y a quelques semaines, avant que cette femme les prît avec elle, ont si bien changé de mine que Dieu lui-même ne les reconnaîtrait pas. C’était la mort vivante et la misère qui parlaient par leurs visages, et toutes ces tristesses ont été si bien emportées qu’il n’en reste plus trace.

« Le maître répondit en français : Mais que fait-elle donc à ces enfants ? « — Dieu le sait, dit le Junker. — Et le pasteur ajouta : Quand on passe toute la journée auprès d’elle, on n’entend rien, on ne voit rien qui semble particulier. On croit toujours que ce qu’elle fait, toute autre femme le pourrait faire, et sûrement, à la femme la plus commune du village il ne vient point la pensée qu’elle ne pourrait pas ce que peut celle-ci. — Vous ne pourriez rien dire qui la grandisse davantage à mes yeux, dit le maître d’école et il ajouta : Le suprême de l’art c’est qu’il n’apparaisse point. Et le sublime le plus élevé est si simple que les enfants eux-mêmes pensent qu’ils en seraient capables. »

« Comme les visiteurs parlaient français, les enfants commencèrent à se regarder les uns les autres en riant. Gertrude fit un signe et en un instant le silence se rétablit. Et comme le maître voyait des livres sur tous les rouets il demanda à Gertrude à quoi ils servaient. — « Mais, dit-elle, c’est dans ces livres qu’ils étudient. — Mais pas quand ils filent ? demanda le maître. — Si vraiment. — J’aurais plaisir à le voir, dit le maître. — Et le Junker : Oui, tu dois nous montrer. Alors, Gertrude. — Enfants, prenez vos livres en main et apprenez, dit-elle. — Haut comme tout à l’heure ? demandèrent les enfants. — Oui comme tout à l’heure, mais comme il faut, dit Gertrude. »

« Alors les enfants prirent leurs livres et chacun ouvrit le sien devant lui à la page marquée, et apprit la leçon qui lui avait été donnée pour ce jour-là. Et les rouets continuaient à tourner, même quand les enfants tenaient leurs yeux attachés sur les livres. Le maître ne pouvait se lasser de regarder et il la pria de leur montrer tout son enseignement. Elle voulut s’excuser d’abord, et dit que ce n’était rien que ces messieurs ne connussent bien mieux qu’elle. Mais le Junker insista. Alors elle fit signe aux enfants de fermer leurs livres ; et elle se mit à apprendre par cœur avec eux ce fragment de la chanson : « Que le soleil est beau, qu’il rayonne magnifiquement et avec quelle douceur ! Et comme son doux éclat ranime et réjouit l’œil, la pensée, l’âme toute entière ! »

« Et le troisième couplet qu’ils apprirent disait ceci : « Et maintenant, il est couché. Ainsi se couche sur un signe que fait le maître du soleil, la puissance et la splendeur de l’homme, et son éclat n’est plus que poussière et que nuit. »

Hélas ! Mais où donc est la garantie que les choses iront ainsi, et que les enfants dans l’apprentissage de la vie ouvrière, seront enveloppés de maternelle douceur ? Il se peut que parfois, dans cette première période de l’in-