Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/515

Cette page a été validée par deux contributeurs.

n’être pas touché de ce zèle de relèvement et d’ennoblissement pour tous les hommes. Il y a là un fond de richesse morale qu’il serait injuste de dédaigner. Et comme on déplore que, dès la naissance de la vie industrielle et du régime des manufactures, cette pensée humaine n’ait pas en effet protégé les ouvriers et leurs enfants !

Ce n’est pas que l’enfance des villages, avant d’être saisie par le monotone labeur industriel, vécût d’une vie idyllique, et dans une sorte de paradis de nature. Elle était, dans la cabane des pauvres paysans d’alors, trop étiolée et épuisée de misère, mal nourrie, à peine vêtue, débile et fainéante, sans ressort ni santé. L’accession de ces petits êtres au travail industriel aurait pu être un bienfait pour eux comme une richesse pour l’industrie si, dès l’origine, un emploi intelligent et humain avait été fait de leur force. Dans la maison de la bonne Gertrude, où ils apprennent à filer et où ils sont soignés maternellement, c’est pour eux comme une renaissance physique.

« La chambre de Gertrude était si pleine, lorsque le seigneur, le pasteur et le nouveau maître d’école y entrèrent, qu’ils eurent de la peine à y pénétrer à cause des rouets qui l’occupaient toute. Vous ne sauriez croire comme cette chambre réjouissait le cœur. Ce qu’ils avaient vu chez le maître fileur n’était rien à côté. C’est naturel. L’ordre et le bien-être chez un homme riche ne procurent point une joie sans trouble ; car on songe que des centaines d’autres hommes faute d’argent n’en peuvent faire autant. Mais la bénédiction et le bien-être dans une pauvre cabane, qui démontre que pour tous les hommes au monde, avec de l’ordre et de l’éducation, le bonheur serait possible, voilà ce qui réjouit le cœur. Et maintenant les visiteurs avaient devant leurs yeux une pleine chambre d’enfants pauvres enveloppés de cette bénédiction joyeuse. Il sembla un moment au Junker qu’il voyait, comme en un rêve, l’image du premier né de son peuple transfiguré par l’éducation ; et le maître d’école promenait son regard d’aigle d’enfant à enfant, de travail à travail, de main à main. Et plus il regardait, plus il se disait : elle a fait ce que nous cherchons ; l’école que nous voulons créer est dans cette chambre. Il y eut un moment de silence de mort. Les visiteurs regardaient et se taisaient. Le cœur de Gertrude battait d’émotion dans ce silence, aux marques de respect que lui donna le maître d’école. Les enfants, eux, filaient joyeusement, et riaient en se regardant dans les yeux ; car ils voyaient bien que c’était pour les examiner eux, et leur travail, qu’on était venu. Le premier mot que dit le maître d’école fut celui-ci : « Tous ces enfants sont-ils à toi, femme ? — Non, ils ne sont pas tous à moi, dit Gertrude, et elle lui montra de rouet en rouet ceux qui étaient à Rudi et ceux qui étaient à elle. — Songez, maître, dit le pasteur, que ces enfants de Rudi, il y a quatre semaines encore, ne savaient pas même filer un fil. — Est-ce possible ? — Il en est ainsi, répondit Gertrude : dans deux semaines un enfant doit apprendre à filer. J’en ai connu qui apprenaient en deux jours. — Ce n’est pas ce qui m’étonne le plus ici,