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partager. Il ne se donna aucun repos qu’il n’en connût à fond toutes les parties. Il allait à travers les mares et les ravins. Il trouva enfin au pied de la montagne, dans une des parties de pâturage les plus désolées, trois fortes sources, où croissaient des plantes épaisses et vigoureuses. Il détermina lui-même le niveau de ces sources et il étudia le moyen d’en distribuer partout la richesse… Ainsi fait un père qui, dans son jardin, choisit pour ses enfants des plates-bandes où ils pourront cultiver arbres et fleurs… Et il se réjouit pour son fils qui est encore au berceau, et pour tous ceux qui naîtront de lui et il sent que ses enfants sont les enfants de Dieu, et que le jardin n’est pas à lui, mais qu’il est le père afin qu’il donne à ses fils ce qu’il a et les instruise à en user. Ainsi sentait Arner. Une larme coula sur son visage lorsque dans la fraîcheur de l’air du soir, sous un grand chêne, près d’une chute d’eau mugissante, il sentit les devoirs et les joies du père sur le trône, et les devoirs et les joies du père dans la plus humble cabane. Lentement, il chevaucha face au soleil qui se couchait ; son œil voyait le ciel et son cœur était avec le père des hommes. Thérèse (sa femme) le reçut dans un bosquet devant la porte, et la soirée s’écoula en conversation sur l’état de prince et de noble. Le dernier mot d’Arner à Thérèse fut celui-ci :

« La loi de Dieu sur les princes et les nobles, c’est que leur domaine n’est pas à eux, c’est qu’ils ne sont princes et nobles que pour donner au peuple, pour assurer et perfectionner en ses mains ce qu’ils peuvent donner, et pour l’instruire à user de ce qu’ils lui donnent, à le transmettre aux enfants de leurs enfants. »

Ainsi c’est par une large paternité sociale des puissants, reflet de la paternité divine, que Pestalozzi prétend relever la condition des hommes et adoucir la souffrance du pauvre. Mais quoi ? ne serait-il pas plus conforme à la dignité des hommes que le salut leur vînt d’eux-mêmes ? Et encore, si les nobles et les princes ne comprennent pas ce devoir de paternité, s’ils dépouillent au contraire et oppriment ces « enfants » que le ciel a remis en leurs mains, où sera la garantie de ceux-ci et leur recours ? Mais pas un instant Pestalozzi ne se pose le problème, et c’est la marque la plus sûre de l’absence ou de la langueur de l’esprit révolutionnaire en Allemagne que le grand éducateur ait pu ainsi toucher à toutes les questions sociales et morales sans que jamais l’idée même de la Révolution démocratique ait effleuré sa pensée. Il exalte peu à peu le bon seigneur au-dessus des hommes comme un dieu à la fois bienfaisant et terrible.

« Lorsqu’après de longs jours ardents la terre a soif et que toutes les plantes appellent l’eau, si soudain une nuée d’orage s’étend au ciel de Dieu, le pauvre paysan tremble devant le nuage qui monte au ciel, et il oublie la soif des champs et la langueur des plantes sur la terre brûlante, et il ne songe qu’aux coups de la foudre, aux ravages de la grêle, à l’éclair incendiaire et aux eaux débordantes ; mais celui qui habite dans le ciel n’oublie pas la soif de