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Les formes de vie, les institutions sociales du village sont déterminées par des forces qui dépassent le village infiniment. Comment discerner en quoi ces institutions sont factices ou naturelles, nécessaires ou contingentes, éternelles ou provisoires, si l’on ignore le vaste mouvement de la réalité qui les a produites et qui demain peut-être les abolira ? Même contre les superstitions les plus grossières, contre les revenants ou les illusions diaboliques, l’homme n’est pas sûr de se défendre toujours et en tout cas, s’il n’a, en effet, d’autre préservatif que la précision immédiate de ses sens, qui peuvent être surpris, ou la rectitude de son jugement, qui peut être faussée. C’est une vue habituelle et large de l’univers et de ses lois qui seule garantira contre toute surprise les sens et la pensée.

Rousseau, même quand il conseillait le retour à la simplicité et à la nature, fondait son système sur une conception générale de l’histoire ; et lorsqu’il rédigeait, dans le Contrat social, la charte de la démocratie et de la souveraineté populaire, il dépassait le cercle des rapports immédiats où l’existence quotidienne des hommes semble enfermée, et il examinait l’ensemble des rapports qui constituent les sociétés vastes.

À circonscrire ainsi l’effort éducatif et le mouvement de la pensée, Pestalozzi abondait dans le sens de ce morcellement infini qui paralysait en Allemagne toute action et tout esprit révolutionnaire. Mais, même dans ce cercle étroit qu’il trace autour de chacun, ce n’est pas de l’action propre des souffrants, des opprimés, des exploités qu’il attend leur relèvement et leur salut. Non, de même que dans la sphère plus large de l’État, c’est le roi ou l’empereur, Frédéric II ou Joseph II, qui prennent de haut l’initiative des réformes, de même dans la petite communauté de village où Pestalozzi semble enclore l’effort de perfectionnement moral et social, c’est par l’initiative généreuse du bon seigneur et du bon patron que tout s’accomplit. Et par là encore la pointe révolutionnaire de l’œuvre du grand éducateur est émoussée. Mais quelle conscience aiguë des misères et des injustices, et quelle passion du bien : Quel souci de relèvement de tous ! Quelle haine de la misère, et du désordre et de l’oppression !

Selon sa méthode essentielle, c’est dans le détail le plus familier de la réalité morale et sociale que descend Pestalozzi, et le champ qu’il offre à nos regards est singulièrement étroit, puisque c’est en effet un simple village, mais il est tout fourmillant de vie. Ah ! comme les pauvres paysans sont accablés ! et à quel arbitraire démoralisant ils sont soumis ! Voici que dans le village de Bonnal, par la coupable négligence des seigneurs du lieu, un bailli scélérat opprime et dégrade. En même temps que bailli, il est cabaretier, et il attire les paysans à son cabaret. Ils y laissent le peu d’argent que ne leur avaient pas pris des charges ou des malheurs de tout ordre. Et il les pousse à boire à crédit, à s’endetter. Quand il les tient par la dette et l’usure, ils sont perdus. Leur pauvre petit bien est au bailli. Celui-ci, au besoin, quand il veut dé-