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En conséquence de ces principes, l’instruction qu’il veut donner aux enfants du peuple et au peuple même n’est pas une instruction de curiosité ou de vanité, mais une éducation ferme et sobre des forces de l’esprit et du caractère. Il dit souvent qu’il ne voudrait voir dans la cabane du paysan que la Bible, que les autres livres ou l’égarent, ou, en le détournant de sa tâche quotidienne, le détournent du bonheur, qui est la vérité suprême de l’homme. Pour qu’il se garde de l’erreur, il n’est point nécessaire qu’il apprenne beaucoup. Mais il faut qu’il sache toujours faire un usage droit et calme de ses sens et de sa pensée.

Est-il besoin, par exemple, de toute une métaphysique du monde ou d’une théologie savante pour guérir les paysans de leurs superstitions sans nombre, de leur sotte et déplorable croyance aux revenants et au diable ? Il suffit qu’ils ne soient pas empêchés par la peur de faire usage de leurs yeux et de leur raison. Toujours, s’ils savent regarder et réfléchir, ils verront que les prétendues apparitions sont ou une illusion des ténèbres ou une supercherie, et c’est l’équilibre de leur être moral, non la spéculation aventureuse sur l’essence même des choses, qui les préservera des humiliantes erreurs, des tristes chutes de l’esprit. Et c’est à assurer cet équilibre, c’est à habituer les hommes à exercer dans le cercle étroit de leur vie toutes les facultés de leur nature, que doit tendre l’éducation.

Ainsi, ce n’est pas par ouï-dire, ce n’est pas par la fausse vertu des mots, que les hommes apprendront et sauront, mais par l’expérience directe de la vie et par l’affermissement de leurs facultés. Et j’entends bien qu’en un sens, cette méthode est libératrice : elle affranchit l’esprit du préjugé, de la routine, des opinions transmises et des idées vagues ; le clair regard se mesure et se limite lui-même, pour ne pas se laisser tromper aux apparences lointaines ; et dans l’horizon rapproché où il se meut il a la certitude, la précision et la joie. Mais comme il est dangereux d’écarter ainsi même les suggestions troubles et les imprudences de la science ! C’est renoncer à la joie enivrante de posséder l’univers ou de chercher à le posséder. Au moment même où Pestalozzi ramenait l’homme à lui-même et l’enfermait dans l’horizon modeste et pur de sa vie, Goethe portait dans son esprit les terribles et sublimes impatiences de Faust. Il veut tout connaître pour tout manier.

« Quel spectacle, mais hélas ! ce n’est qu’un spectacle : comment te puis-je saisir, ô nature infinie ? »

Voilà le vrai cri humain, le grand cri révolutionnaire qui émeut l’univers même. La méthode de pensée et de vie de Pestalozzi, quoiqu’elle tende à l’éveil de l’esprit, risque trop vraiment d’être conservatrice : si droite que soit la pensée d’un homme, si précis que soit l’usage qu’il fait de son esprit et de ses sens, comment pourra-t-il juger même les relations immédiates où son existence est engagée s’il ne sait pas un peu l’histoire du monde et de l’humanité ?