Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/507

Cette page a été validée par deux contributeurs.

rapidement dans les chemins nouveaux. Leur pédagogie n’aurait eu de sens que par une philosophie politique et sociale profondément révolutionnaire. Et cette philosophie, ils ne l’avaient point. Aussi, leur entreprise ne fut-elle qu’une branche grêle et dépouillée, où ne circulaient plus les nobles sèves de la pensée, où n’affluaient pas encore les fortes sèves de l’action.

L’œuvre de Pestalozzi est bien plus profonde. C’est une sorte de christianisme social qui descend jusqu’aux raisons mêmes de la vie. Il a vraiment l’amour passionné du peuple, une ardente et agissante pitié pour la misère, pour l’ignorance et pour le vice, qui en est souvent le triste fils. Il voudrait accomplir au profit des souffrants une révolution morale si hardie qu’elle semble parfois toute voisine de la révolution sociale. Mais sa pensée a, si j’ose dire, deux infirmités essentielles. D’abord, il se défie en quelque mesure de la science. Ce n’est pas qu’il en redoute les effets critiques pour tel ou tel dogme particulier. Pestalozzi n’est pas rigoureusement chrétien.

Mais il lui paraît que la science disperse l’homme, qu’elle égare son esprit dans la multiplicité des objets et dans le chaos du monde, et qu’elle risque par là de lui enlever son vrai bonheur, qui est dans le recueillement, dans l’exercice tranquille et sûr d’une activité bien ordonnée et bien limitée. La vraie destination de l’homme, selon Pestalozzi, c’est de vivre et de se mouvoir dans un cercle assez étroit, mais où tout soit à sa place et proportionné à la force d’action de chacun. Pas de vue large et trouble sur l’univers, et une religion toute d’intimité morale, avec un Dieu en quelque sorte intérieur et domestique, conçu comme le Père Suprême, comme la source des affections calmes et pures. Il faut que l’homme sache, mais qu’il sache juste assez pour reconnaître et exercer sa vraie nature, pour se garder des superstitions comme des entraînements de l’esprit, des fantômes de la crédulité comme des curiosités troublantes et vaines.

Dans ses Heures du soir d’un solitaire, écrites en 1780, je retrouve, mais avec un accent bien plus sincère et profond, le déisme moral et simple, tout d’émotion et de confiance, du Vicaire savoyard de Jean-Jacques :

« Dieu, père de ta maison, source de ta joie… Dieu, ton père : en cette foi tu trouves le repos et la force et la sagesse… Foi en Dieu, affirmation du sentiment de l’homme dans le plus haut rapport de sa nature, confiant esprit filial de l’homme dans l’esprit paternel de Dieu. Foi en Dieu, source du repos de la vie ; repos de la vie, source de l’ordre intérieur ; ordre intérieur, source de l’application précise de nos forces ; ordre dans l’application de nos forces, source de leur croissance et formation à la sagesse ; sagesse, source de toute joie… L’étonnement du sage dans les profondeurs de la création et ses recherches dans les abîmes du Créateur ne forment point l’humanité à la foi en Dieu. Le chercheur peut se perdre dans les abîmes de la création, et il peut rouler au hasard dans ces eaux, bien loin de la source de l’insondable mer. »