Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/502

Cette page a été validée par deux contributeurs.

thalers, un autre cinquante, et toutes les fois que l’on constatait un manque, la femme disait que dans l’espace de quatorze jours, elle tacherait d’avoir prête encore une pièce de toile de Louvain, et que cela permettrait de boucher un bon trou. Tous étaient d’accord qu’ils finiraient bien par attraper l’argent, et des larmes de joie venaient aux yeux de Boïko… Tard dans la nuit, ces braves gens quittèrent le foyer bien chaud et allèrent reposer, emportant jusque dans leur sommeil l’émotion de leur grand dessein. Mais, pendant que tous dormaient profondément, Haseke, leur fille aînée, qui avait tout entendu près du foyer, alla trouver son fiancé pour lui faire part de son infortune :

« — Les cinq cents thalers que devait me donner mon père et grâce auxquels nous avons été promis l’un à l’autre, vont être employés maintenant à l’achat de la liberté.

« Ce furent ses premières paroles quand elle le trouva à la place accoutumée.

« — Et lorsque le bois aura été coupé, lorsque les terres auront été mises en gage, certainement tu ne viendras plus avec moi, et je pourrai courir le monde pour mendier mon pain. Henri, Henri, il faut que nous empêchions cet achat de la liberté, ou bien toi et moi serons malheureux, insupportablement malheureux : qu’entreprendre en effet avec les mains vides ?

« — En effet, dit Henri très gravement, et il ne peut plus être question de notre mariage si tu n’as plus d’argent. Mon maître ne t’acceptera pas et je dois épouser de l’argent si je veux garder mon domaine. Mais cet achat de la liberté, est-ce donc une affaire faite ? et l’argent nécessaire a-t-il été payé ?

« — Non, répondit-elle avec empressement. Mon père a pris huit jours pour faire l’argent, et demain il doit aller dans la communauté trouver les gens qui ont de l’argent et qui le lui prêteront. Il est donc encore possible de tout empêcher, soit en trouvant quelqu’un qui offre pour nous et notre domaine une somme plus forte au seigneur, soit en dissuadant les gens de prêter à notre père. Va-t’en les trouver demain et donne-leur de l’inquiétude. Moi je verrai, pendant ce temps, le maître des prairies dans notre village ; il a de l’argent autant que du foin, et je puis le décider à offrir au seigneur cent thalers de plus que mon père. Car les choses sont ainsi qu’aujourd’hui un paysan peut acheter un autre paysan, et le maître des prairies, qui a sa chemise cousue d’or, est un brave homme.

« Ils se quittèrent au plus vite, et la rumeur publique dit qu’ils ne passèrent pas une bonne nuit, tant leur amour réciproque animait leur pensée à chercher les moyens de salut. Henri alla, dès que perça le jour, trouver les gens chez lesquels il soupçonnait quelque argent, et il leur révéla en confiance que Boïko viendrait les voir et leur apprendre qu’il s’était racheté pour deux mille thalers ; mais il avait offert le double, que son domaine ne