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et c’est à l’intérieur même et au plus profond du christianisme qu’il avait éveillé la liberté moderne de penser.

Ainsi la Réforme, par les désastres matériels qu’elle avait déchaînés sur l’Allemagne, avait détaché à demi de l’action l’esprit allemand, et par l’enveloppe traditionnelle dont elle avait revêtu ses audaces de pensée, elle l’avait accoutumé aux vastes interprétations et aux lentes évolutions infinies. Ce sont ces caractères profonds que je retrouve dans toute la pensée de l’Allemagne en cette deuxième moitié du xviiie siècle : gaucherie et timidité de la pensée dans les applications matérielles et sociales, et, au contraire, dans l’ordre de la pensée pure, magnifique audace créatrice, mais qui répugne aux démarches révolutionnaires.

À côté de Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau, de l’Encyclopédie et de toute la littérature pré-révolutionnaire de France, quelle pauvreté ou quelle incertitude chez les écrivains politiques et sociaux de l’Allemagne ! C’est Wieland peut-être qui est le plus hardi et le plus précis. On croirait parfois que, sous le voile des fictions orientales où il se complaît, il va risquer une idée forte et nette, mais vite il s’arrête et se perd dans des pauvretés. Mais quoi ! dans son Miroir d’or de 1772, ne s’est-il pas essayé à une déclaration de principes ? Et ne serait-ce point d’aventure, avant la Déclaration française des Droits de l’homme, et avant même la Déclaration américaine, un projet allemand de Déclaration des Droits de l’homme ? Voici les principes que le sage éducateur inculque au jeune prince :

« 1o Les hommes sont frères et ont reçu de la nature des besoins égaux, des droits égaux et des devoirs égaux.

« 2o Les droits essentiels de l’humanité ne peuvent être perdus ni par l’effet du hasard ni par l’effet de la force, ni par contrat, ni par renonciation, ni par prescription ; ils ne peuvent être perdus qu’avec la nature humaine, et il n’y a aucune cause nécessaire ou accidentelle qui puisse, en quelque circonstance que ce soit, délier un homme de ses devoirs essentiels.

« 3o Tout homme doit à un autre ce qu’en des circonstances semblables il attendrait de lui.

« 4o Aucun homme n’a le droit de faire d’un autre homme son esclave.

« 5o Le pouvoir et la force ne donnent aucun droit d’opprimer les faibles, mais imposent au contraire à ceux qui en peuvent disposer l’obligation de les secourir.

« 6o Chaque homme, pour avoir droit à la bienveillance, à la pitié et à l’aide d’un autre homme, n’a besoin que de ce titre : qu’il est un homme.

« 7o L’homme qui voudrait obtenir des autres qu’ils le nourrissent et qu’ils l’habillent chèrement, — qu’ils le fournissent d’une demeure magnifique et de toutes les commodités matérielles, — qu’ils travaillent incessamment pour lui épargner toute peine, — qu’ils se contentent du strict nécessaire, pour qu’il puisse contenter jusqu’à l’excès ses plus voluptueux désirs, — bref,