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On sent que pour Klopstock la patrie allemande eût été complète si le génie héroïque de Frédéric et le génie des penseurs et des poètes s’étaient comme fondus en un patrimoine commun ; mais qui ne reconnaît, à la souffrance même de la pensée allemande méconnue, l’invincible attrait que le héros de la guerre de Sept ans exerce sur elle ? Et quand Frédéric est mort, Klopstock laisse échapper son secret : les actions du roi étaient pour lui le sommet du siècle, la plus haute mesure de toute gloire. À l’approche des États Généraux de France, il s’écrie : « La sage assemblée de France est encore à l’état crépusculaire, les souffles du matin nous pénètrent jusqu’au cœur. Oh ! viens, soleil nouveau et qu’on n’avait même pas rêvé ! Je bénis la force vitale qui m’a porté jusqu’ici et qui me permet, après mes soixante ans, de vivre ce jour. Pardonnez-moi, ô Français (c’est un noble nom fraternel) d’avoir si longtemps détourné les Allemands de ce que je leur conseille aujourd’hui, de vous imiter. J’avais cru jusqu’ici que le plus grand acte du siècle c’était la lutte de l’Hercule Frédéric se défendant avec sa massue contre tous les souverains et toutes les souveraines de l’Europe. Je ne pense plus ainsi. La France se couronne d’une gloire civique qui n’a point d’égale ! Elle brille d’un éclat plus beau que le laurier, qui rayonne de l’éclat du sang. »

L’Allemagne, au moment où elle venait de mettre sa complaisance et sa pensée en la vie héroïque du roi de Prusse, était mal préparée à susciter en elle-même, par une action spontanée, un mouvement révolutionnaire. Elle était troublée aussi par l’exemple de l’empereur Joseph II, d’Autriche. C’est lui qui, tout le long de son règne, et jusqu’à sa mort, en 1790, prend l’initiative de réformes incessantes et hardies. C’est lui qui multiplie les écoles, limite la puissance de l’Église, saisit les biens des couvents, encourage le commerce et l’industrie, proclame la tolérance religieuse. Par lui aussi, l’Allemagne s’habitue à attendre le salut et le progrès de haut ; mais en lui aussi elle constate combien l’œuvre de réforme est malaisée. Malgré sa toute-puissance impériale, malgré sa volonté inflexible, Joseph II se heurte sans cesse aux résistances du passé ; et les préjugés auxquels il veut faire violence se soulèvent contre lui. Les Pays-Bas s’insurgent pour garder la domination de leurs moines ; les multitudes fanatiques s’obstinent sous le joug de l’Église ; et les paysans ne secondent pas l’Empereur qui abolit les corvées. Ainsi de l’effort impérial semblait sortir pour l’Allemagne une double leçon d’impuissance ; d’abord parce que la politique de réforme était une politique d’autorité, faite de haut, et ensuite parce que, au service des réformes, même cette autorité se brisait. Que faire donc ? C’est en une grande tristesse et un grand doute que se résout pour les contemporains la vie inquiète, agissante et inefficace de Joseph II. Wieland a traduit cette impression dans un écrit de mars 1790 :

« Un gouvernement où presque chaque jour était marqué par une nouvelle loi, par l’abolition systématique d’un abus ou par le commencement d’une entreprise — mais où en même temps malgré une activité et un dé-