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de Sept ans, a toujours reconnu que les audaces nouvelles du génie allemand jaillissaient des grandes audaces d’action de Frédéric II. Il avait délivré l’Allemagne des chaînes de l’imitation et de la peur. Et comment M. Mehring peut-il invoquer les colères de Herder maudissant Berlin ? C’est Herder, je crois, qui a le plus puissamment glorifié et commenté Frédéric II. Dans ses Lettres pour l’humanité, il écrit, peu après la mort du roi :

« Nous pensons tous que si un grand nom a puissamment agi sur l’Europe, c’est Frédéric. Lorsqu’il mourut, il sembla qu’un haut génie venait de quitter la terre. Amis et ennemis de sa gloire furent émus : on eût dit que même sous sa forme terrestre il devait être immortel… Vous voulez donc que je cherche des souvenirs dans les années plus mûres et plus difficiles de sa vie. Presque à chaque année croit mon admiration silencieuse pour le grand homme, et au temps de la guerre de Sept ans, elle s’élève à une tragique pitié. Une âme qui était née pour la joie, pour l’activité la plus belle en des jours de repos et de paix, qui dans les années de la jeunesse avait été emportée deux fois vers les lauriers de la gloire militaire soit par un enthousiasme momentané, soit par des raisons politiques, et qui avait eu des succès rapides est obligée maintenant d’acheter bien cher cette couronne de victoire. Toutes les puissances de l’Europe s’unissent pour accabler l’homme isolé et faible et son incroyable vaillance, son courage inébranlé, au lieu d’apaiser leur colère, l’animent au contraire… Dans ces heures où le péril même se surpasse sans cesse et où il semble que le destin soit inévitable, il écrit du fond de son âme de héros des lettres dont chez aucun autre peuple, ancien ou moderne, ne se trouve l’équivalent… L’âme de Caton ou de César ou de Brutus ou d’Othon n’offre rien de comparable. »

C’est vraiment un drame héroïque qui a remué l’âme allemande, et qui des nuées incertaines et traînantes encore de la pensée a fait jaillir l’éclair sublime. Ce n’est pas en l’esprit de Herder un grossier éblouissement de victoire et d’orgueil. Il déplore, au contraire, que la politique des cours ait contraint Frédéric II à des moyens de violence :

« Par là sans doute, bien des rameaux d’humanité tendre, qui se seraient développés naturellement de son âme généreuse, ont été perdus : l’humanité a-t-elle jamais eu en Europe un pire ennemi que la politique des grands États ? »

Ainsi la pensée de l’Allemagne aime à deviner, sous l’armure que le roi guerrier a dû fermer sur sa poitrine, un cœur d’homme souffrant et bon. Voilà si l’on veut, « la légende ». Mais comment M. Mehring a-t-il pu invoquer le nom de Herder pour nier l’influence de Frédéric II sur la grande pensée allemande ?

Même chez ceux qui, comme Klopstock, ont le plus souffert des préjugés et des dédains du roi à l’égard de la littérature naissante de l’Allemagne, l’admiration éclate, et il est visible que c’est Frédéric II qui est pour leur