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ces trésors, à l’heure même où tout un grand peuple voisin enrichit l’humanité des merveilleuses richesses du droit ? Quoi ! nous attendrons qu’un jour, la tendre lumière de soleils que nos yeux ne verront peut-être pas, la liberté et la justice fleurissent sans bruit de la terre allemande comme des fleurs silencieuses s’ouvrant dans la prairie ! Ce n’est pas de si haut, ce n’est pas de si loin, ce n’est pas du point de vue de l’évolution éternelle que nous voulons regarder le monde et ses combats. C’est dans la vie, c’est dans l’action, c’est dans le tumulte humain que nous voulons nous jeter !

Mais non, ils ne tiennent pas ce langage, et cette impatience n’est pas en eux, car elle eût vibré, malgré lui, dans la parole du grand poète ardent qui leur livrait son âme et qui cherchait la leur.

À coup sûr, ni la conscience ni la pensée allemandes ne sont à l’unisson de la conscience et de la pensée françaises. Aucun souffle chaud de Révolution n’est passé sur la bourgeoisie allemande. Ah ! Girondins imprudents, qui avez cru que l’ardeur secrète du monde allait éclater soudain dans la flamme révolutionnaire de la France ! C’est une lune rêveuse et pâle qui se lève derrière la cime empourprée du volcan.

Mais ce n’est pas seulement le morcellement politique de l’Allemagne, ce n’est pas seulement l’insuffisante préparation économique de sa bourgeoisie qui y frappaient d’emblée l’esprit révolutionnaire de paralysie ou de langueur. C’est aussi que depuis un demi-siècle l’Allemagne était habituée à recevoir le progrès d’en haut.

En France, la monarchie avait accompli depuis longtemps sa fonction essentielle qui était de créer l’unité nationale, et elle avait été récemment discréditée par les vices personnels de Louis XV et par les incohérences de sa politique : la pensée française, en son essor du xviiie siècle, se sentait indépendante de la royauté. Au contraire, l’Allemagne morcelée, abaissée, humiliée depuis le traité de Westphalie, n’avait recommencé à prendre confiance en elle-même que sous l’action héroïque de Frédéric II, sous l’action réformatrice de Joseph II. Le souverain admirable qui, dans la guerre de Sept ans, avait lutté contre presque toute l’Europe, qui ne s’était laissé abattre par aucun revers, éblouir par aucune victoire, qui avait ensuite, dans la paix, donné l’exemple d’un labeur infatigable et scrupuleux, et qui, tout en méconnaissant et dédaignant les efforts immédiats et les œuvres présentes de la pensée allemande, lui avait ouvert les voies de la grandeur, était pour toutes les classes du peuple allemand, pour les soldats comme pour les lettrés, pour les paysans comme pour les artistes, le héros de la renaissance nationale.

A quoi sert-il à M. Franz Mehring de le nier, dans son livre sur la Légende de Lessing ? Pourquoi, en se refusant à voir l’action, éclatante et fascinatrice de Frédéric II, se condamne-t-il par là même à ne pas comprendre l’histoire de l’Allemagne moderne ? Il s’imagine, par une application tout à fait artificielle de la théorie des classes et du matérialisme économique, que