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là une dégradation infinie dont George Forster, dans ses Vues du Bas-Rhin, etc., nous a laissé une forte peinture (printemps de 1790) :

« C’est avec plaisir que nous avons quitté hier la triste et sombre Cologne. Comme l’intérieur de cette ville étendue mais à demi dépeuplée répond mal à la vue qu’on en a du côté du fleuve ! Parmi toutes les villes des bords du Rhin, il n’en est point qui soit aussi magnifiquement étalée, aussi ornée de clochers innombrables. Il y a tant de clochers d’églises et d’autels qu’il ne reste plus de place pour leur culte aux chrétiens qui ne reconnaissent pas le pape. Le magistrat avait accordé aux protestants la liberté du culte dans l’enceinte de la ville ; mais il a dû bientôt retirer cette permission devant le soulèvement d’une populace superstitieuse qui menaçait les dissidents du meurtre et de l’incendie. Cette populace qui forme la moitié des habitants, une masse de vingt mille hommes, a une énergie qui serait mieux employée à rendre à Cologne sa puissance d’autrefois. C’est une triste chose de voir une ville aussi bien disposée que Francfort pour le commerce et de ne pouvoir se dissimuler que partout les mêmes causes s’opposent à l’universel bien-être qui n’a pu se développer qu’à Francfort. Il doit y avoir à Cologne de riches familles ; mais cela ne m’apaisera pas tant que je verrai se traîner dans les rues des troupes de mendiants en haillons… Qui ne devine que la bande si nombreuse des mendiants sans mœurs et sans conscience donne ici le ton ? Mais comme elle est paresseuse, ignorante et superstitieuse, elle est un instrument dans la main de ses meneurs à courte vue, sensuels, intrigants et ambitieux. Les ecclésiastiques de tout ordre qui fourmillent ici dans toutes les rues pourraient moraliser cette foule grossière et peu à peu, l’habituer au travail… mais ils ne le font pas. Cette tourbe de mendiants est leur milice ; ils la conduisent comme par la corde de la plus vaine superstition ; et par des secours chichement mesurés ils la tiennent à leur solde et la soulèvent contre le magistrat aussitôt qu’il contrarie leurs vues. »

Mais partout, même là où l’action des princes laïques ou ecclésiastiques s’exerçait avec plus d’intelligence et de respect pour la dignité humaine que dans l’abjecte cité du cléricalisme paresseux et mendiant, partout la bourgeoisie était tenue par des lisières et elle n’avait pas ou presque pas l’orgueil de classe. Lorsque, en France, Sieyès lança sa fameuse formule, modeste et superbe : « Qu’est-ce le Tiers État ? rien. Que devrait-il être ? Tout. Que veut-il être ? quelque chose, » un magnifique et puissant écho lui répondit. La même question posée en Allemagne, en 1789, se serait perdue dans le silence universel ; ou tout au moins c’est une réponse incertaine, molle, inefficace, qui aurait été faite.

Ce n’est pas que dans cette Allemagne d’un esprit si puissant et si hardi la bourgeoisie n’eût pas conscience de l’évolution historique qui dissolvait peu à peu le moyen âge et suscitait des formes nouvelles de production, d’échange et de vie. Précisément en 1790, dans le discours d’ouverture que