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sait dans le même sens : c’est bien vers le régime des manufactures et de la grande industrie, vers la division du travail et la liberté du travail, que tendaient, en cette moitié du xviiie siècle, les forces productives allemandes comme les forces productives françaises ; elles se heurtaient aux mêmes obstacles et elles présentaient sans doute la même solution. Il parait donc impossible qu’une simple différence de degré, dans une évolution économique de même origine et de même sens suffise à expliquer l’animation révolutionnaire de la France, l’atonie révolutionnaire de l’Allemagne. Les forces d’ordre politique et intellectuel doivent certainement intervenir ici, et dans une très large mesure. Isolé, le mouvement économique n’est qu’une abstraction, et jamais je n’ai senti plus vivement qu’en étudiant à la même date l’action si différente de l’Allemagne et de la France, la préparation révolutionnaire de celle-ci et l’inaptitude révolutionnaire de celle-là, à quel point il serait dangereux de considérer le matérialisme économique comme une explication adéquate de l’histoire. Comme l’a si justement dit Benedetto Croce, il nous ouvre des jours nouveaux sur la profondeur des phénomènes historiques, mais il n’en épuise pas la réalité. Que l’on suppose un instant, sans rien modifier à son état économique de 1789, une Allemagne politiquement unifiée, et où les recherches des penseurs aient été directement appliquées depuis un siècle à l’étude de l’organisation sociale : et il est probable qu’un mouvement révolutionnaire bourgeois se produira en Allemagne comme en France et avec une intensité sensiblement égale. Je crois que c’est pour assurer au matérialisme économique une victoire trop commode que l’on a considéré comme une quantité négligeable et comme une force à peu près atone l’industrie allemande à cette époque. Elle était assez développée, assez active pour que nous ayons pu saisir en elle, d’après des observateurs pénétrants et exacts, tous les traits et toutes les tendances du grand mouvement capitaliste de la même époque en France et en Angleterre, à un degré bien plus humble à coup sûr et dans des conditions toutes particulières de dispersion et de dépendance.

Nulle part la production n’avait cet ensemble, cette puissance, cette cohésion et cet élan qui donnent à la classe productrice la pleine conscience de sa force et l’ambition du pouvoir. Tandis que les bourgeois des villes allemandes du xvie siècle se considéraient comme la vraie force politique et prétendaient de toute part à la souveraineté, la bourgeoisie allemande de 1789, ou bien se désintéressait des destinées générales de la nation, ou bien vivait sous la discipline des princes et des rois, et n’avait ni vigueur, ni ressort. Les anciennes villes de la Hanse n’avaient plus le droit de se fédérer, d’appeler à elles d’autres villes. Chacune se bornait à travailler égoïstement pour elle-même et distendait même le plus possible les liens qui l’enserraient à la grande Allemagne afin de ménager ses intérêts commerciaux. Hambourg était une ville cosmopolite où affluaient les spéculateurs, les aventuriers, les trafi-