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Ainsi l’horloger n’instruisit tel ouvrier qu’à fabriquer les ressorts de montre, tel autre que les pointes, tel autre encore que les roues, Celui-ci préparait les cadrans, cet autre les émaillait, un autre encore les gravait, etc. Ils restaient ainsi dépendants du chef horloger et contraints à rester groupes autour de lui dans la grande ville où il s’était créé un marché. De même pour le menuisier. Il avait cinquante ouvriers ou plus ; l’un n’apprenait qu’à tailler les pieds de chaises, un autre à les travailler, un troisième à les polir. Par une suite nécessaire, il retenait auprès de lui, en qualité de salariés, ces hommes devenus d’une habileté minutieuse dans une spécialité très étroite, et s’ils s’en allaient, ce ne pouvait être que pour travailler dans une autre grande ville. »

Là, toutes les industries sont à la fois très diverses et très liées les unes aux autres ; à raison même de la division des industries et du travail, elles ont besoin les unes des autres, et ce vaste système industriel ne peut exister dans les petites villes. Ainsi les grandes villes, par l’excellence et le bon marché des produits, écrasent les petites. C’est une suite inévitable de la division croissante du travail et de la concentration manufacturière.

J’ai montré, par l’étude de Roland de la Platière, qu’en France, en certaines régions, comme la Picardie, la production industrielle était au stade qui précède immédiatement la période manufacturière : c’est l’époque où les petits producteurs continuent à travailler à domicile, mais où ils produisent pour le compte d’un riche marchand qui parfois les commandite et leur fournit de la matière, et qui, en tous cas, centralise les marchandises en vue de vastes opérations sur de vastes marchés. Que le marchand réunisse en un seul bâtiment, pour mieux les diriger et les surveiller, ces producteurs qui ne sont plus qu’en apparence autonomes, et voilà la manufacture.

Or, Mœser constate précisément que s’il est des régions où le marchand n’est encore que l’entrepositaire, en beaucoup il est devenu fabricant. Mœser, qui a des tendances économiques rétrogrades, et qui croit volontiers que la grandeur industrielle de l’Allemagne est attachée aux formes anciennes de la production et de l’échange, déplore cette transformation ; mais ses plaintes nous intéressent peu, et nous retenons seulement le fait noté par lui, et qui est caractéristique de l’avènement de la manufacture.

« Puis-je dire que le système de nos fabriques est incomparablement plus mauvais que l’ancien ? Autrefois, le partage des attributions était tel que toutes les fabriques étaient la propriété de l’artisan, et que le marchand n’était à l’égard de l’artisan qu’un dépositaire et un expéditeur. Maintenant, au contraire, le marchand devenu fabricant est le maître, et celui qui travaille pour lui n’est qu’un compagnon, et ce compagnon, cet ouvrier travaille pour un salaire au jour le jour. Dans cette organisation, à moins qu’elle ne soit accompagnée d’un rare bonheur, il y a beaucoup plus de défauts que dans l’ancienne. Le salarié ne prend pas la chose aussi à cœur, il vole beaucoup