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division qui lui est propre elle attaque l’individu à la racine même de sa vie, c’est elle qui la première fournit l’idée et la matière d’une pathologie industrielle. »

Et il cite les paroles du docteur Urquhart :

« Subdiviser un homme, c’est l’exécuter, s’il a mérité une sentence de mort ; c’est l’assassiner, s’il ne la mérite pas. La subdivision du travail est l’assassinat d’un peuple. »

Mais rien, je crois, n’est comparable à la force tranquille et cruelle des expressions de Mœser, à cette atrophie systématique, qui prend à l’ouvrier tous ses sens, sauf le sens spécial de son travail spécial, et qui le réduit ainsi à être l’esclave éternel du sens unique qui lui a été laissé.

Ce qui épouvante, c’est la sérénité avec laquelle Mœser accepte ce parti pris industriel de détérioration, de mutilation de l’humanité, cette déformation monstrueuse et voulue de la nature humaine. S’il demande que les capitalistes allemands procèdent avec plus de prudence et de lenteur, ce n’est pas pour qu’ils puissent éduquer les ouvriers plus doucement : c’est pour qu’ils ne s’engagent pas dans leur difficile entreprise avant que cette éducation, si l’on ose l’appeler ainsi, soit assez poussée. Mais comment Mœser aurait-il pu avoir cette conception de la vie si déjà l’Allemagne n’était pas entrée à fond et d’un mouvement rapide dans la période manufacturière ?

Dès lors d’ailleurs, le triomphe de la manufacture allemande sur les petits ateliers, sur l’industrie familiale, se marque par des traits décisifs. D’abord dans les petites villes et dans les villages, les artisans, les petits producteurs vont disparaissant, et ils sont remplacés par de petits marchands, par de petits détaillants qui ne créent pas, mais qui débitent les marchandises produites dans les grands centres de manufactures. Et si les petits artisans disparaissent, c’est parce qu’en effet la concurrence de la manufacture devient meurtrière pour eux. Si l’industrie déserte les petites villes, c’est parce que la division du travail, réduisant chaque ouvrier à n’exécuter qu’une part infime de l’œuvre, suppose le concours d’un grand nombre d’ouvriers, qui ne se trouvent que dans les grandes villes ; c’est aussi parce que chaque ouvrier, ainsi resserré à une spécialité étroite, ne peut vivre que s’il reproduit souvent son travail démembré, et il n’est assuré que dans un grand centre de l’emploi à peu près constant de sa spécialité. C’est Mœser lui-même qui analyse avec cette précision le mouvement économique et social de la fin du xviiie siècle :

« Les artisans décroissent de plus en plus dans les villes petites et moyennes, et leur sort va toujours empirant. La raison en est simple, et il convient de comprendre d’abord pourquoi les grandes villes ont tant gagné et gagnent tellement sur les petites. Le premier maître qui dans une grande ville put occuper jusqu’à trente, quarante compagnons et plus, eut naturellement la pensée d’assigner à chacun de ces jeunes compagnons sa spécialité