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distinguaient les artisans de telle ville ou de tel village et en caractérisaient les produits. Et Mœser ne reproche aux capitalistes contemporains que de vouloir aller trop vite, de brusquer la difficile évolution du travail de l’artisan au travail manufacturier.

« Vous voulez créer une fabrique et cela sous les yeux d’une foule curieuse et railleuse ! Oh ! épargnez votre argent et votre santé. Celui qui veut réussir dans de telles entreprises ne doit éveiller ni l’attention, ni la médisance. Il doit longtemps travailler dans une obscurité silencieuse, subir bien des essais inutiles, bien des faux frais, bien des peines secrètes avant qu’il puisse emporter les préjugés et dresser son œuvre à découvert. S’il n’agit pas ainsi, il devient le martyr de son ambition, la vanité le conduit des voies pénibles et sûres aux voies vertigineuses, et il imite ces princes fabricants ou leurs jeunes conseillers qui préfèrent la louange hâtive et bruyante de la foule à l’approbation et à la gratitude silencieuse de la postérité, qui sèment une fabrique au printemps et qui veulent en quelques semaines recueillir la moisson.

« Je me souviens toujours avec plaisir de la femme qu’un soldat avait amenée avec lui du Brabant. Elle faisait les plus belles dentelles et elle avait deux jeunes enfants, auxquelles elle ne pouvait enseigner que cela. Les filles des voisins dans le village allemand où elle s’était établie s’émerveillèrent de ce travail et elles voulurent rivaliser avec leurs compagnes de jeu. Leurs mères les envoyèrent à l’école chez la dentellière, et au bout de trente ans toutes les femmes du village faisaient de la dentelle et en enseignaient l’art à leurs enfants. Maintenant dans ce village se font les plus belles dentelles de Brabant. Voilà, selon moi, la vraie manière de propager l’esprit de fabrique. Mais où est l’homme puissant qui a la patience d’attendre si longtemps le produit de ses efforts !

« Ne croyez pas que je blâme ces sortes d’entreprises princières. Non, je les loue, parce que de leurs ruines reste quelque chose qui, des années après, sert à des constructions nouvelles ; mais un particulier ne peut procéder ainsi…

« C’est une chose merveilleuse que la propagation des fabriques. Nos vieux marchands de toile de lin disent qu’ils peuvent reconnaître, à chaque pièce de lin, en quel village elle a été faite ; j’ai connu un marchand de chanvre qui expédiait tous les ans quelque cent mille pièces de chanvre, et qui distinguait aussi bien la main de la famille qui l’avait filé qu’on distingue l’écriture d’un homme de celle d’un autre. L’inspecteur d’une galerie de tableaux qui sait reconnaître l’œuvre de cent maîtres n’était qu’un enfant auprès de ce marchand de chanvre. Chaque endroit a ses particularités de travail comme il a sa bière particulière… Il faut donc une longue et pénible préparation pour créer une fabrique. Il faut que l’éducation des enfants, d’esprit comme de corps, soit toute dirigée, et que les habitudes, les mœurs les préjugés, les exemples concourent au progrès du régime nouveau. Que de