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procura quelques enfants de l’endroit, qui filèrent et travaillèrent pour lui. Il sut leur inspirer une telle affection que tout ce qui était né dans la petite ville se pressait vers lui. Le pasteur venait tous les jours et instruisait les enfants pendant le travail même ; mon père veillait à ce qu’ils fussent toujours vêtus proprement et même élégamment de l’étoffe qu’il fabriquait, et les parents qui, eux, ne savaient pas discerner le vrai du faux, se réjouissaient de voir leurs enfants si bien élevés. Les pères se laissaient peu à peu entraîner au service de la fabrique, sous une forme ou sous une autre ; et les mères considéraient souvent comme un signe de piété de se vêtir de la même étoffe que leurs fils ; ainsi dans l’espace de douze ans, les physionomies et les hommes étaient changés et il y avait en tous un esprit nouveau. L’accord régnait, dans la nouvelle secte, et les hommes se plaisaient de plus en plus en une vie qui avait le charme de la nouveauté et qui leur semblait leur œuvre. Ils travaillaient et priaient et se réjouissaient, et le renom de cette heureuse communauté de frères attirait les enthousiastes, les visionnaires laborieux qui consentaient bien à travailler pour d’autres, mais qui voulaient penser par eux-mêmes. Ils étaient dans une persuasion si ferme et si vive de ce principe que quiconque travaille et prie doit avoir du pain, que dès l’âge de vingt ans tous les habitants de la cité se mariaient avec une entière confiance dans l’avenir. Pleins de cette idée que la probité et l’habileté leur créaient un crédit auprès de leurs frères, autant qu’il le fallait pour mener à bien leurs entreprises, ils ne doutèrent jamais du progrès de celles-ci. Leur commune foi était pour eux comme un capital qui valait la plus solide hypothèque. »

Sous le voile de fraternité mystique, c’est bien la manufacture qui se crée. Elle n’est pas toute absorbante encore : ceux qui s’y rassemblent pour le travail gardent la faculté de s’établir à leur compte, soutenus par une sorte de crédit fraternel : mais c’est bien l’active coopération manufacturière qui se substitue à la vie dispersée, autonome et languissante de jadis. Naturellement, c’est par des moyens plus rudes, c’est par une discipline plus contraignante que les fondateurs et chefs de manufactures façonnaient au régime nouveau les forces de travail.

Justus Mœser, dans une lettre où il veut mettre en garde les capitalistes contre des créations hâtives et étourdies, signale la double difficulté. Il faut habituer les enfants à des formes de travail plus strictes, plus réglées qu’autrefois, et il faut en même temps inculquer à un grand nombre l’habileté technique qui était auparavant le lot de quelques ouvriers. La manufacture, en effet, ne suscite pas d’emblée une technique nouvelle, ni elle ne remplace encore le travail à la main par le travail à la machine, ni elle ne pousse immédiatement la division du travail au point où l’ancienne habileté technique de l’ouvrier est décomposée en un certain nombre d’automatismes. Il s’agit donc, par une lente et difficile éducation, de transférer aux ouvriers plus nombreux parqués dans la manufacture le savoir-faire, le tour de main qui