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pas Lord Clive, « c’est un conseiller de Hambourg qui donnerait des ordres aux bords du Gange ». Mais les Empereurs, aveugles ou débiles ou médiocrement allemands, se sont laissé domestiquer par les princes ; ils se sont faits leurs serviteurs et leurs complices et ils ont éteint ce grand esprit de « la nation, qui serait maintenant le maître des deux Indes et qui aurait élevé l’Empereur allemand à la monarchie universelle ! »

Quel rêve prodigieux de domination et d’orgueil dans cette Allemagne morcelée, impuissante et abaissée ! Et comme on voit bien la double imprudence, la double erreur des révolutionnaires français ! D’une part, ils n’ont pas pris garde à cette débilité économique et sociale de la classe bourgeoise allemande qui rendait presque impossible une révolution allemande secondant la Révolution de France. Et d’autre part, ils n’ont pas assez compté avec les terribles susceptibilités nationales d’un peuple d’autant plus fier et ombrageux qu’il ressentait douloureusement la contradiction de sa force interne et de sa destinée ! C’est Robespierre, en ce point, qui avait vu juste.

Quel déclin économique dans cette bourgeoisie des grandes cités marchandes, si audacieuses au xvie siècle et si orgueilleuses, au moins de quelques-unes d’entre elles ! Je traduis du substantiel ouvrage de M. Biedermann sur l’Allemagne au xviiie siècle la rapide esquisse de cette décadence. « Les villes de la Haute Allemagne, si riches autrefois et si puissantes, Augsbourg, Nuremberg, Ulm, Regensbourg, n’étaient guère plus qu’une ombre de leur ancienne splendeur. La fière Angsbourg, la ville des Fugger, ces marchands princiers, dont Charles-Quint disait orgueilleusement qu’ils pourraient acheter en pur argent tout le trésor royal de Paris, conservait péniblement un reste de son ancien commerce si vaste ; elle était encore un centre d’échanges, mais seulement entre l’Autriche, la Suisse, la Souabe et le nord de l’Italie ; elle ne développait plus la vaste sphère commerciale où se rencontraient les marchandises de l’Orient, des Flandres, de l’Angleterre et de la Scandinavie. Son négoce vers le Sud-Est était contrarié par les mesures prohibitives de l’Autriche, celui vers le Nord-Ouest par celles de la Hollande. Son art, jadis l’orgueil de l’Allemagne, sombrait de plus en plus et se rapetissait en un mince commerce de statuettes coloriées et d’amulettes. Ses orfèvres et ses joailliers qui avaient travaillé au xviie siècle pour le czar de Russie et le roi de France, étaient tombés comme les travailleurs sur bois dans le plus mauvais goût, et ils étaient de beaucoup dépassés par l’art français. Le tissage d’Augsbourg, si florissant naguère, avait été comme anéanti par la guerre de Trente ans. De six mille tisserands il n’en restait que cinq cents.

« Pour Nuremberg aussi, les temps si brillants de la richesse et de l’art universellement glorieux, du bien-être libéral et distingué étaient passés ; ces temps où l’envoyé du pape Œneas Sylvius écrivait : « Les rois d’Écosse seraient bien heureux d’avoir des demeures comme ces moyens bourgeois de Nuremberg… » Maintenant, stagnation, décadence ; c’est à peine si la ville retenait