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HISTOIRE SOCIALISTE

Cette unité et cette puissance de la vie nationale ne pouvaient être suscitées, à travers la dispersion du pouvoir politique, par la force des intérêts économiques, par l’action unifiante d’une classe homogène et hardie. La bourgeoisie allemande en cette fin du xviiie siècle existait à peine ; ou du moins elle n’avait pas cette confiance en soi que donnent la croissance de la richesse et l’essor des entreprises.

En France, sur un terrain politique déjà presque uni, une bourgeoisie tous les jours plus riche et plus audacieuse avait pu soudain développer son action. Pour que la bourgeoisie allemande pût abaisser les barrières politiques qui partout brisaient son élan et emprisonnaient sa volonté, il lui aurait fallu une impulsion économique formidable ; or la puissance de production de l’Allemagne, presque mortellement atteinte par la guerre de Trente ans, était restée depuis cent vingt ans ou stationnaire ou languissante, ou médiocrement progressive, quand elle ne rétrogradait pas. La bourgeoisie était donc aussi languissante et débile, de peu d’initiative sociale et de peu de vigueur. C’est le fait décisif constaté le plus souvent avec exagération par tous ceux qui ont cherché à pénétrer le secret de l’histoire allemande. Dans la post-face de la seconde édition allemande du Capital Marx écrit :

« Des circonstances historiques particulières, déjà en grande partie mises en lumière par Gustave de Grelich dans son Histoire du Commerce et de l’Industrie, ont longtemps arrêté chez nous l’essor de la production capitaliste, et, partant, le développement de la société moderne, de la société bourgeoise. »

Dans le Manifeste communiste, dans le chapitre consacré à la critique du « socialisme allemand ou socialisme vrai », Marx et Engels déclarent que si la littérature sociale allemande, la littérature socialiste du premier tiers du xixe siècle comme la littérature révolutionnaire de la fin du xviiie siècle, a un caractère factice d’idéologie abstraite, c’est parce qu’il manquait à la philosophie allemande, pour lui donner solidité et efficacité, une substance historique ; c’est que ni les intérêts de la bourgeoisie, ni conséquemment les intérêts à la fois solidaires et antagoniques du prolétariat n’y avaient été assez développés.

« La littérature socialiste et communiste de la France est née sous la pression d’une bourgeoisie dominante ; elle est l’expression littéraire de la lutte contre cette domination. Elle fut introduite en Allemagne à une époque où celle-ci ne venait que de commencer sa lutte contre l’absolutisme féodal.

« En Allemagne, des philosophes ou des gens teintés de philosophie et de bel esprit, s’emparèrent avidement de cette littérature. Ils oublièrent seulement qu’en important en Allemagne ces écrits français on n’y transportât pas en même temps les conditions de l’existence française… Pareille éventualité s’était déjà vue au xviiie siècle. Les revendications de la Révolution française avaient paru de même aux philosophes allemands d’alors n’être que des revendication générales de la « raison pratique » (c’est-à-dire