terrain large et uni se prêtait, si l’on peut dire, à des opérations de masses. Les Français des diverses régions, des diverses provinces, malgré certaines diversités de législation et de coutumes, vivaient sous le même pouvoir et à peu près sous la même loi. Dès lors, les bourgeois et les prolétaires de la Bretagne, de l’Île-de-France, du Languedoc, de la Provence, du Dauphiné, n’étant pas animés les uns contre les autres par de violentes rivalités provinciales, disposaient de toute leur énergie contre les privilèges des nobles et du clergé, contre l’arbitraire du roi et des bureaux : ils avaient des intérêts communs évidents, d’où procédait bientôt une action commune.
Au contraire, l’extrême division politique de l’Allemagne en 1789 dispersait la pensée des classes exploitées et l’égarait. Les bourgeois et prolétaires allemands se demandaient, non pas ce qu’ils deviendraient eux-mêmes dans une grande transformation révolutionnaire, mais ce que deviendrait l’État particulier auquel des liens multiples d’habitude, d’intérêt et de vanité les attachaient encore.
L’autonomie relative de chacun de ces États, si dommageable qu’elle fût à la vie générale de l’Allemagne, à son activité économique, à sa force nationale et à sa liberté, offrait cependant aux esprits superficiels des avantages immédiats. Chacune de ces petites cours avait sa clientèle de fonctionnaires, de fournisseurs et de marchands. Elle apparaissait comme un centre de vie, comme un foyer de richesse, et tandis que l’élan de la production et des échanges qui résulterait d’un mouvement d’unification démocratique paraissait lointain ou incertain, la perte que pouvait entraîner pour toutes ces petites capitales et ces petits États une vaste commotion sociale pouvait être prochaine.
À ces inquiétudes de l’égoïsme routinier se joignaient parfois des préoccupations d’un ordre plus élevé. Par sa diversité même et son morcellement, l’Allemagne offrait çà et là un refuge aux libres esprits : c’était une coquetterie ou une gloire pour quelques-uns de ces petits princes d’accueillir les hauts génies qui agrandissaient la pensée allemande. Gœthe avec Wieland, avec les frères Humboldt et les frères Schlegel, avec Voss, Jean-Paul, plusieurs autres, avait trouvé à Weimar une noble liberté ; qui sait ce que réserverait à la pensée une Allemagne unifiée par une secousse violente ? Ainsi le souci de la libre culture confirmait, chez les intelligences d’élite, cette politique particulariste où abondait déjà le bourgeois de petite ville, « le philistin allemand ».
En outre, les intrigues rivales de l’Autriche et de la Prusse qui cherchaient à dominer l’Allemagne éveillaient de justes défiances. Lorsqu’en 1785 se forma « la Ligue des princes allemands », dirigée par la Prusse, elle fut plutôt un moyen de combat imaginé par celle-ci contre l’Autriche qu’un moyen d’émancipation pour l’Allemagne. Ainsi la conscience nationale n’avait aucun centre politique où elle pût s’attacher, et le Reichstag, l’Assemblée d’Empire