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n’est que grossier, cynique et vil dans son 199e numéro (décembre 1792), avec une pointe de verve populaire et de gaieté ; mais comment aurions-nous tout le grondement de Paris si nous ne laissions pas cette voix ordurière et crapuleuse, mais puissante parfois, se faire entendre ?

« Je dis donc, foutre, que Coco Roland, ou le roi Roland, si on veut, se dédommage calément des anciens carêmes qu’il a faits, et il faut à ce sujet que je raconte certaine aventure très véridique qui pourra former un jour un bon chapitre de l’histoire du vertueux Roland.

« Il y a quelques jours, foutre, une demi-douzaine de sans-culottes, que je ne craindrai pas de nommer : Grenard, administrateur du département ; Moulinet Duplex, membre de la Commune ; Poussin et Auger, commissaires de la section de la République, vint en députation chez ce vieux tondu ; malheureusement c’était le moment de la bouffaille. — « Que fouloir-vous ? » leur dit le suisse en les arrêtant à la porte. — « Nous voulons parler au vertueux Roland. » — « L’être point ici de virtueux, » répliqua le gros portier, bien gras et bien tondu, en allongeant la patte ni plus ni moins qu’un ci-devant procureur de la Normandie. — « Ce n’est pas à nous à la graisser. » lui dit l’ami Grenard ; « nous devons passer francs comme des capucins, car nous sommes envoyés par les sans-culottes. »

« À ce mot, le suisse rentre dans sa loge comme un colimaçon dans sa coquille aussitôt qu’il a montré ses cornes. Nos sans-culottes enfilent le corridor et arrivent dans l’antichambre du vertueux Roland. Ils ne peuvent se faire jour à travers de la valetaille dont il était rempli. Vingt cuisiniers chargés des plus fines friandises criaient à tue-tête : « Gare, gare ; ouvrez le passage, ce sont les entrées du vertueux Roland ; d’autres : « les hors-d’œuvre du vertueux Roland » ; d’autres : « les rôtis du vertueux Roland » ; d’autres : « les entremets du vertueux Roland. » — « Que voulez-vous ? » dit le valet de chambre du vertueux Roland à la députation. — « Nous voulons parler au vertueux Roland. — Il n’est pas visible maintenant. — Dites-lui qu’il doit toujours l’être pour les magistrats du peuple. »

« Le valet va rendre le propos tout frais au vertueux Roland, qui vient en rechignant, la gueule pleine et la serviette sur le bras. — « La République est sûrement en danger, dit-il, pour me faire ainsi quitter mon dîner, etc. » Roland conduit mes bougres dans son cabinet ; d’abord par la salle à manger, où il y avait plus de trente piqueurs d’assiette. Au haut bout et à la droite du vertueux Roland était placé Bussatier ; à la gauche, le dénonciateur de Robespierre, le petit foutriquet de Louvet qui, avec sa figure de papier mâché et ses yeux creux, lançait des regards de convoitise à la femme du vertueux Roland ; Barbaroux, etc. »

Dans ce brouhaha, le dessert est bousculé ; les commissaires repartent pour « rendre compte de leur démarche au département, et surtout du copieux dîner du vertueux Roland ».