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Pour ne pas laisser le temps à la Convention de s’apercevoir qu’elle était jouée, c’est de parti pris et dans l’intérêt d’une faction que toutes les couleurs avaient été poussées au noir, que Roland et ses amis l’étourdissent, dès les premiers jours, de propositions violentes. On vient de voir le rapport de Roland, plein d’insinuations et vide de faits. À ce rapport misérable, la Gironde fait écho dans la Convention par un mot terrible : l’échafaud. Ce serait à peine croyable si les procès-verbaux n’étaient pas là. À peine la lettre de Roland est-elle lue que Kersaint monte à la tribune : « Il est temps, en effet, d’appeler l’attention de la Convention nationale sur les excès, sur les violences, sur les brigandages, dont les départements se plaignent chaque jour. Il est temps d’élever des échafauds pour ceux qui commettent des assassinats et pour ceux qui les provoquent… On agite le peuple ; on le pousse dans l’anarchie ; c’est le dernier coup de nos ennemis. »

Visiblement, le coup a été préparé entre la Gironde et les Roland. Buzot intervint : il portait à la tribune les mesquineries pédantesques de Roland et les rancunes véhémentes de sa femme. Lui-même était aigri et meurtri. À la fin de la Constituante, il avait fait partie de l’opposition d’extrême gauche avec Robespierre. Rentré dans l’obscurité et dans le néant de sa province, il avait souffert silencieusement, orgueilleusement.

Il avait contracté une sorte de haine inconsciente contre ceux de ses compagnons de lutte dont le nom, comme celui de Robespierre, avait continué à grandir ; romantique, bilieux et faible, il avait pris pour les révoltes de sa fierté les souffrances obscures de sa vanité. Cette obsession maladive de soi éclate dans ses Mémoires. Médiocre disciple de Jean-Jacques, il en a retenu une disposition dangereuse à s’exalter dans la solitude, à se nourrir amèrement de sa propre vertu.

« Né avec un caractère d’indépendance et de fierté qui ne plia jamais sous le commandement de personne, comment pourrais-je supporter l’idée d’un maître héréditaire et d’un homme inviolable ? La tête et le cœur remplis de mon histoire grecque et romaine, et des grands personnages qui dans ces anciennes républiques honorèrent le plus l’espèce humaine, je professai dès mon plus jeune âge leurs maximes ; je me nourris de l’étude de leurs vertus. Ma jeunesse fut presque sauvage ; mes passions concentrées dans un cœur ardent et sensible, furent violentes, extrêmes, mais bornées à un seul objet, elles étaient toutes à lui. Jamais le libertinage ne flétrit mon âme de son souffle impur… Avec quel charme je me rappelle encore cette époque heureuse de ma vie qui ne peut plus revenir où, le jour, je parcourais silencieusement les montagnes et les bois de la ville qui m’a vu naître, lisant avec délices quelque ouvrage de Plutarque ou de Rousseau… Quelquefois, assis sur l’herbe fleurie, à l’ombre de quelques arbres touffus, je me livrais dans une douce mélancolie aux souvenirs des peines et des plaisirs qui avaient tour à tour agité les premiers jours de ma vie. »