Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/381

Cette page a été validée par deux contributeurs.

de Luckner, de Montesquieu ont mis le sceau à mes tristes présages, et le fou patriote a passé pour prophète.

« Que restait-il à faire aux ennemis de la patrie pour m’ôter la confiance de mes concitoyens ? Me prêter des vues ambitieuses en dénaturant mes opinions sur la nécessité d’un tribun militaire, d’un dictateur et d’un triumvir pour punir les machinateurs, protégés par le corps législatif, le gouvernement et les tribunaux jusqu’ici leurs complices ; me présenter comme le prête-nom d’une faction ambitieuse, composée des patriotes les plus chauds de l’empire. Imputations absurdes ! Ces opinions me sont personnelles, et c’est un reproche que j’ai souvent fait aux plus chauds patriotes d’avoir repoussé cette mesure salutaire, dont tout homme, instruit de l’histoire des Révolutions, sent l’indispensable nécessité : mesure qui pouvait être prise sans inconvénient en limitant sa durée à quelques jours, et en bornant la mission des préposés à la punition prévôtale des machinateurs ; car personne au monde n’est plus révolté que moi de l’établissement d’une autorité arbitraire, confiée aux mains même les plus pures, pour un terme de quelque durée. Au demeurant, c’est par civisme, par philanthropie, par humanité que j’ai cru devoir conseiller cette mesure sévère, commandée pour le salut de l’empire. Si j’ai conseillé d’abattre cinq cent têtes criminelles, c’était pour en épargner cinq cent mille innocentes. »

La monstrueuse puérilité du plan de dictature prévôtale de Marat éclate. La Révolution ne pouvait, sans tomber sous le plus affreux despotisme, donner ainsi à un homme, même pour quelques jours, le droit absolu et sans contrôle de vie et de mort. Comment, quand toute une nation fait ainsi l’abandon complet de son être, peut-elle ensuite le ressaisir à la date qu’elle a fixée ? La dictature sanglante se perpétue nécessairement. Et s’il était possible, en effet, d’y mettre un terme, de la borner à quelques jours, à quoi servirait-elle ? Il est enfantin de supposer qu’un homme armé du glaive pourra trancher toutes les résistances, frapper au secret profond des cœurs toutes les pensées hostiles.

Quand bien même il parviendrait à déraciner ainsi toutes les forces cachées de contre-révolution, le cours même des événements susciterait bientôt de nouveaux conflits, de nouvelles difficultés, et Marat devrait demander un nouveau tribunat militaire. Ce que Marat prenait pour une pensée profonde et hardie d’homme d’État n’était qu’un délire d’enfant. Mais ce qui importe, à cette date, c’est qu’il était condamné à se défendre, et que même cette méthode violente qu’il justifie, il est obligé d’en annoncer l’abandon.

« Le despotisme est détruit, la royauté est abolie, mais leurs suppôts ne sont pas abattus ; les intrigants, les ambitieux, les traîtres, les machinateurs sont encore à tramer contre la patrie, la liberté a encore des nuées d’ennemis. Pour la faire triompher, il faut découvrir leurs projets, dévoiler leurs com-