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chaines : c’est la haute conscience qu’a Saint-Just des périls de tout ordre dont la Révolution est menacée si elle n’est pas unie, si elle n’a pas une marche décidée et vigoureuse.

Oui, à cette date, il n’y avait encore aucune difficulté irrémédiable, aucun danger mortel. Ni les embarras naissants des finances, ni le déséquilibre économique grandissant, ni les conspirations royalistes, ni les menées cléricales, ne pouvaient briser ou ébranler la force révolutionnaire, si elle ne se divisait point contre elle-même.

Mais, dès les premiers jours de la Convention, éclatait un furieux esprit de faction. C’est la Gironde qui a la responsabilité de ces luttes forcenées. Elle pouvait aisément jouer un grand rôle d’union et d’action. Dans l’ensemble du pays elle était victorieuse. La majorité de la Convention lui était dévouée. C’est à ses hommes que tout d’abord elle confie le bureau de l’Assemblée, la présidence, le secrétariat.

Les succès mêmes remportés au dehors, en septembre, octobre et novembre, semblaient la justification de sa politique belliqueuse et ajoutaient à sa force. Si elle n’avait pas abusé misérablement de sa puissance et de son crédit, si elle s’était rapprochée de Danton, si elle avait fait une juste place dans les grandes Commissions, surtout dans la Commission de Constitution, aux élus de Paris et aux démocrates robespierristes, elle aurait peu à peu éteint toutes les haines, amorti les tristes souvenirs de septembre et donné à la Révolution un incomparable élan. À ce moment, les adversaires de la Gironde n’étaient redoutables pour elle que si elle les persécutait. Robespierre n’était pas en crédit. Son union étroite avec la Commune de Paris, dont les allures dictatoriales avaient effrayé ou offensé même les démocrates d’extrême-gauche, le rendait presque suspect à l’immense majorité de la Convention. De plus, les succès éclatants et enivrants des armées républicaines semblaient un démenti à ses prévisions sombres, une condamnation de sa politique de paix. En ces heures d’éblouissement, la Gironde pouvait dire : C’est la guerre voulue par nous qui a débarrassé la France de la royauté traîtresse et porté la force de la liberté chez les peuples voisins. Robespierre était donc réduit à la défensive ; et seules, les fautes de ses ennemis pouvaient le tirer de ce pas difficile, le ramener au premier plan de la Révolution. Marat était, à la Convention, l’objet d’une sorte de répulsion générale. Baudot, qui avait l’esprit large et qui n’aimait point les Girondins, écrit dans ses notes :

« Le nom de Marat et le souvenir de sa personne m’inspirent un tel dégoût que j’ai évité d’en parler. D’ailleurs, les uns le regardaient comme un insensé, les autres le méprisaient, tous le rejetaient de leur patronage. »

Garat, qui affecte dans ses Mémoires une sorte d’équilibre entre la Gironde et la Montagne, parle de Marat avec une violence déclamatoire :

« Là, je voyais s’agiter avec le plus de tumulte, un homme à qui sa face couverte d’un jaune cuivré donnait l’air de sortir des cavernes san-