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davantage. On tarira le commerce des grains ; le peuple aura des troupeaux pour se nourrir et se vêtir ; nous commercerons de nos cuirs et de nos laines. Il y a trente ans, la viande coûtait 4 sous la livre ; le drap, 10 livres ; les souliers, 50 sous ; le pain, 1 sou ; les pâturages n’étaient point défrichés ; ils l’ont été depuis, et pour ne point prendre l’instant de cette crise passagère pour exemple, en 1787, le drap valait 20 livres, la viande 8 sous, les souliers 5 et 6 livres, le pain 2 sous et demi. Qu’avons-nous gagné à défricher les landes et les collines ? Nous avons porté notre argent en Hollande et en Angleterre, d’où nous avons tiré nos cuirs ; nous avons vendu nos grains pour nous vêtir, nous n’avons travaillé que pour l’Europe…

« Voilà notre situation : nous sommes pauvres comme les Espagnols par l’abondance de l’or ou du signe, et la rareté des denrées en circulation. Nous n’avons plus ni troupeaux, ni laines, ni industrie dans le commerce. Les gens industrieux sont dans les armées et nous ne trafiquons qu’avec le trésor public, en sorte que nous tournons sur nous-mêmes et commerçons sans intérêt.

« Si je ne me trompe, ce qui vaut aujourd’hui un écu, en supposant que nous ne changions pas de système, vaudra 10 livres dans huit mois. Il sera fabriqué environ pour 200 000 000 d’espèces ; le signe représentatif de tous les biens des émigrés sera en émission ; on remplacera l’arriéré des impôts par des émissions d’assignats, et le capital des impôts sera en circulation, avec le signe représentatif de l’arriéré. Le peuple alors gémira sous le portique des législatures ; la misère séditieuse ébranlera vos lois, les rentes fixes seront réduites à rien ; l’État même ne trouvera plus de ressources dans la création des monnaies : elles seront nulles. Nous ne pourrons pas honorablement payer nos dettes avec ces monnaies sans valeur. Alors quelle sera notre espérance ? ’La tyrannie sortira vengée et victorieuse des émeutes populaires. »

C’est le discours le plus pessimiste qui ait été prononcé à la Convention, et cette sombre prophétie s’accomplira dans la période où l’extrême discrédit de l’assignat, la misère générale et l’anarchie prépareront la voie à la dictature militaire. Saint-Just force les couleurs sans doute à dessein, pour avertir à temps le pays.

Mais quel est le remède ? Il semble bien que le plus efficace serait d’arrêter la guerre le plus vite possible puisque c’est elle qui dévore les ressources de la Révolution. Saint-Just n’ose pas le demander, ou plutôt il n’ose pas espérer le retour prochain de la paix. Il sait, au contraire, et il dit que les nations commerçantes n’attendent, elles aussi, qu’une occasion favorable pour entrer en ligne contre nous. Mais il est certain qu’il désire qu’un pouvoir révolutionnaire, vigilant et fort, soit en état de négocier et de mettre un terme à la guerre dont Robespierre, à l’origine, ne voulait pas. En attendant, il faut d’abord que la guerre arrive à se nourrir elle-même.

« Si vos armées conquièrent la liberté pour les peuples, il n’est point