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peuple tout entier, c’est la nation tout entière que Saint-Just veut doter, par la concentration du pouvoir, des moyens de sauver la patrie. Ce n’est pas pour châtier les émeutes des villages affamés ou pour livrer au glaive les « prédicateurs d’anarchie », c’est pour rétablir l’harmonie et l’équilibre économiques par des lois d’ensemble que Saint-Just veut organiser l’unité d’action. C’est le bonheur du peuple qui assurera l’ordre, et ce bonheur même sera assuré non par des théories générales et vagues, empruntées à l’expérience décevante des peuples voisins, mais par un système de lois exactement adapté aux besoins et au génie de la France révolutionnaire. Sous leur apparence d’idéologues, les robespierristes, mais surtout Saint-Just, ont le sens aigu de la réalité :

« Un peuple qui n’est pas heureux n’a point de patrie ; il n’aime rien, et si vous voulez fonder une République, vous devez vous occuper de tirer le peuple d’un état d’incertitude et de misère qui le corrompt. Si vous voulez une République, faites en sorte que le peuple ait le courage d’être vertueux ; on n’a point de vertus patriotiques sans orgueil, on n’a point d’orgueil dans la détresse. » Admirable parole qui fait de l’universel bien-être le ressort de la liberté !

« On ne peut se dissimuler que notre économie est altérée en ce moment comme le reste, faute de lois et de justes rapports. Feraud vous a parlé d’après Smith et Montesquieu. Smith et Montesquieu n’eurent point l’expérience de ce qui se passe chez nous. Beffroy vous a fait le tableau de beaucoup d’abus ; il a enseigné des remèdes, mais n’a point calculé leur application. Roland vous a répété les conseils des économistes, mais cela ne suffit point… Ceux qui vous proposent une liberté indéfinie du commerce nous disent une très grande vérité en thèse générale, mais il s’agit des maux d’une Révolution ; il s’agit de faire une République d’un peuple épars avec les débris et les crimes de sa monarchie… J’ose dire qu’il ne peut exister un bon traité d’économie pratique. Chaque gouvernement a ses abus ; et les maladies du corps social ne sont pas moins incalculables que celles du corps humain. Ce qui se passe en Angleterre, et partout ailleurs, n’a rien de commun avec ce qui se passe chez nous. C’est dans la nature même de nos affaires qu’il faut chercher nos maladies et nos remèdes. »

Or, le grand péril pour la France de la Révolution, la cause essentielle du désordre économique, c’est la surabondance du signe, signe de métal et surtout signe de papier. Et ici Saint-Just, dépassant, par ses pressentiments, la réalité immédiate, fait un tableau admirable de la secrète et profonde perturbation qui se glisse, par l’excès d’un papier déprécié, dans toutes les relations de la vie sociale. Cette action perturbatrice s’aggrave de deux faits. D’abord, depuis quinze ou vingt ans, depuis que la culture intensive s’est développée, depuis que les terres ont pu se clore et que le libre parcours des bestiaux a été arrêté, la base de la vie économique de la France a été enta-