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la question des subsistances qui est posée en ce moment par les difficultés immédiates. C’est tout le régime économique et social de la Révolution qui est en cause. Pour la première fois, depuis 1789, la prospérité semble reposer sur je ne sais quoi de factice et de précaire. Pour la première fois, le trouble profond des prix semble menacer la société révolutionnaire d’un déséquilibre économique dont on redoute les conséquences prochaines plus qu’on ne peut les préciser. Et le grand problème surgit : Où va la Révolution avec ces émissions croissantes de papier-monnaie, avec ces guerres immenses et dévorantes qui absorbent les ressources du budget, et qui donnent à toute la vie économique, à toute la force de production et d’échange du pays, une direction artificielle et violente ? C’est un des plus grands titres de Saint-Just d’avoir dès lors interrogé l’abîme encore obscur, et d’avoir mis brusquement la Révolution en face du problème et du péril. Cet homme tout jeune, fanatique admirateur de Robespierre, avait un esprit singulier et puissant, à la fois lumineux et trouble. Il s’éblouissait parfois lui-même de fausses clartés, il s’ingéniait à donner à des idées simples une fausse profondeur, mais parfois aussi son esprit avait de grands éclairs jaillissants qui découvraient de vastes étendues. Et moins calculateur que Robespierre, moins réservé et discret malgré l’obscurité dont il affectait parfois de s’envelopper, il ne résistait pas à l’essor de sa propre pensée. En ces premiers mois de la Convention, il est farouche, mais il n’est point amer. Même au 28 janvier 1793, même après les luttes furieuses que le procès du roi a excitées entre la Gironde et la Montagne, il a le sentiment très net de la nécessité de l’union. Il affirme avec force la solidarité de tous les révolutionnaires devant l’histoire et le destin.

« Il faut que tout le monde oublie son intérêt et son orgueil. Le bonheur et l’intérêt particulier sont une violence à l’ordre social, quand ils ne sont point une portion de l’intérêt et du bonheur public. Oubliez-vous vous-mêmes. La Révolution est placée entre un arc de triomphe et un écueil qui nous briserait tous, votre intérêt vous commande de ne point vous diviser, quelles que soient ici les différences d’opinion ; les tyrans n’admettent point ces différences entre nous. Ou nous vaincrons tous, ou nous périrons tous.  »

Et l’isolement un peu hautain où il se complaît semble, à cette date, du recueillement plus que de l’orgueil. Il avait, bien plus que Robespierre, le sens et le souci des problèmes économiques. Il ira bien plus loin que lui dans les revendications sociales. Et tandis que Robespierre étudie surtout dans l’abstrait les rapports de la propriété et des Droits de l’homme, Saint-Just s’inquiète des conditions matérielles d’existence de la Révolution. À propos de la question des subsistances il essaie d’aller jusqu’à la racine même du désordre économique. Quoiqu’il ait le goût des formules et l’esprit intuitif et synthétique, il n’est pas toujours aisé de réduire ses idées en un système clair, car il procède par brusques échappées, et ses vues semblent