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malgré elle, la Révolution posait le problème de la propriété ; elle était à la fois effrayée et hantée par la loi agraire. Quand cette loi sur la division des fermages sera appliquée, Beffroy ne redoute plus la libre circulation et le libre commerce des grains. Mais en attendant, il fait en réalité du commerce des grains une sorte de service public très réglementé, et les greniers des propriétaires et des fermiers ne sont plus, comme il le reconnaît lui-même, que les sections disséminées d’un immense magasin public où les blés seraient toujours à la disposition de la République.

Lequinio, Boyer-Fonfrède soutinrent, au contraire, la thèse de la libre circulation. Boyer-Fonfrède se bornait à demander en outre des primes d’importation pour les blés étrangers. Joseph Serre, dans son discours du 3 décembre, défendit avec violence les cultivateurs, les fermiers. Il assura que seules les défiances semées par les prédications « anarchistes » créaient la disette en empêchant la libre circulation. Il demanda, presque sur un ton de menace, si on voulait aliéner à la Révolution ces fermiers, ces cultivateurs qui avaient été ses amis de la première heure, et nous commençons à pressentir la politique conservatrice à laquelle, sous le Directoire et le Consulat, se rallieront les agriculteurs aisés, fatigués du mouvement révolutionnaire qui, après les avoir servis, les menaçait. Mais surtout, et ceci est d’un effet plus prochain, Serre souleva une difficulté que l’on ne pouvait résoudre qu’en écartant toute réglementation du commerce des grains ou en étendant à tous les commerces et à toutes les marchandises la réglementation et la taxation. De quel droit, demanda-t-il, obliger le cultivateur à vendre ses denrées, et ne pas obliger les autres producteurs à vendre les denrées dont le cultivateur a besoin ? Ainsi, à sa manière et sans le vouloir, Serre ouvrait les voies au maximum universel.

« On demande la modération du prix des grains, on se tait sur les autres marchandises. Eh ! quoi ! la propriété des grains serait-elle moins sacrée aux yeux de la loi qu’une autre espèce de propriété ! Quoi ! on me livrerait à la discrétion du marchand de fer, de draps, et je serais forcé de leur livrer le produit de mes sueurs à un prix déterminé ! Quoi ! le cupide marchand, — car quoi qu’en disent les amis de je ne sais quel peuple (c’est un trait contre Marat) la cupidité est de tous les états ; les cordonniers même n’en sont pas exempts, témoins ceux de Lyon, Montpellier, et tout récemment le bon citoyen, le républicain Gerdret (Serre fait allusion aux spéculations et prévarications des fournisseurs d’armée ; pour Gerdret il semble bien que ce soit une calomnie) — le cupide marchand, dis-je, pourrait gagner le cent pour cent avec le laboureur sur ses marchandises, sans que celui-ci pût exercer sur l’autre un juste retour ! Que deviendrait donc la parité de droits, si la faveur et la protection des lois étaient toutes pour les uns, l’oubli et le mépris, le partage des autres ? Je ne m’appesantirai pas davantage sur cette mesure qui n’a pu sortir que d’un cerveau perfide ou d’une imagination en délire. Je laisse aux oiseux