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Non, les citoyens passifs se plaignent que la loi les assimile à tous ceux qui, par le vice, le crime, l’infidélité, perdent le droit de vote : c’est toute une partie de la nation qui est flétrie, sans avoir commis aucun acte coupable, du châtiment qui atteint les criminels. Mais L’Ange démontre, avec une grande force, que la bourgeoisie révolutionnaire sera punie de son égoïsme, que peu à peu, sous prétexte de ne confier la direction de la société qu’à ceux qui ont en effet les lumières, la fortune, l’indépendance, on élèvera le cens, et qu’une grande part des citoyens actifs d’aujourd’hui tombera par le resserrement inévitable du privilège qu’elle institue au rang des citoyens passifs. Ainsi se créent dans une même société les défiances et les antagonismes, et les riches ayant dépouillé le peuple de son droit vivent dans la crainte perpétuelle de représailles :

« Contre qui dirige-t-on les armes ? Contre qui vous mettez-vous si fort en garde ? Ce n’est pas contre les ci-devant privilégiés, qui reconnaissent l’impossibilité de rétablir leur chimère que la raison vient de faire évanouir ; il en est sans doute qui ne vous pardonnent pas de n’être plus à genoux devant eux ; mais que vous feraient-ils si leur vengeance ne comptait pas sur nos forces ? C’est donc nous que vous craignez ; nous, décrétés passifs, inactifs, c’est notre activité que vous appréhendez. Oh ! mes frères, c’est la peur de Caïn. Car en effet le décret qui nous exclut des assemblées primaires, qui nous sépare de vous et nous frappe d’une mort civile, est un véritable fratricide qui ne peut rester impuni.

« Eh ! de quel crime pouvons-nous jamais nous rendre coupables à votre égard ? Ne sommes-nous pas en état de guerre ? C’est vous qui nous avez très grièvement lésés ; c’est vous qui nous avez à tort expulsés de la société ; c’est vous qui nous avez rayés du contrat social ; vous nous avez empêché, tyranniquement défendu d’y délibérer ; même vous avez trop méprisé ou trop craint une ratification libre de notre part : c’est vous-mêmes qui nous avez remis dans l’état de nature, vous nous avez dégagés de la convention qui nous liait à vous. »

Ainsi le pacte social est rompu, et la société est divisée en deux camps ennemis : c’est la guerre sociale, ou mieux c’est la guerre de nature rétablie dans la société. Et à quels hasards les égoïstes citoyens actifs se sont livrés eux-mêmes ! Non seulement la loi, resserrant peu à peu le privilège, peut les dépouiller du droit de vote, mais s’ils tombent dans la misère, ils tombent dans le néant politique.

« Je vous prie de regarder à droite et à gauche vos concitoyens qui sont avec vous sur la même ligne, sur la bascule constitutionnelle. À tout instant votre droit de citoyen hausse ou baisse suivant le poids de votre inconstante fortune. Ô vous qu’elle abandonne et qui tombez dans notre classe, sur le bord de votre fosse, cinquante ans de vie irréprochable, exemplaire, l’invincible habitude à la vertu, votre expérience, votre sagesse, vous assuraient la