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Voilà qui est d’une précision extrême et d’un ton d’assurance tranquille qui semble défier le démenti. Aucun démenti ne vint. Il n’y a pas de discours plus pessimiste, plus sombre, que celui que Saint-Just prononça le 29 novembre à propos des subsistances. Or j’y lis ceci :

« On dit que les journées de l’artisan augmentent en proportion du prix des denrées, mais si l’artisan n’a point d’ouvrage, qui paiera son oisiveté ? »

Ainsi Saint-Just, quelque lugubre que soit le tableau tracé par lui de la condition économique du pays, ne conteste pas qu’en fait il y ait eu pour l’artisan progression des salaires. Et je rappelle ce que j’ai déjà cité du rapport de Roland, en janvier 1793, où, allant bien au delà de Dorniez, il prétend que c’est au détriment du cultivateur que l’équilibre se trouve rompu par l’élévation des salaires. Je note dans le Patriote français (numéro du 3 novembre) une curieuse lettre d’Orléans, datée du 21 octobre. Elle est tout naturellement écrite par un « brissotin » qui gémit sur l’anarchie et la propagande subversive du délégué de la Commune de Paris, mais elle abonde en traits précis :

« Nous sommes ici dans une espèce d’anarchie qui peut être pour nous et pour d’autres départements de la plus grande conséquence… La position d’Orléans est unique, mais si nous empêchons les embarquements, combien de départements allons-nous faire mourir de faim ! On ne peut pas persuader ici à la majorité de mes concitoyens que le département n’a pas de quoi se nourrir quatre mois, ayant beaucoup de terrains en friches et en bois ; au milieu de l’abondance, ils mourront de faim, puisque si les citoyens du département empêchent le transport des grains, le département d’Eure-et-Loir en fera autant. L’exemple de l’hiver dernier aurait dû les convertir ; le commerce des grains était parfaitement libre, et nous avons été la ville où le pain a été le moins cher : tout le monde nous en apportait. Au marché d’hier qui est le seul considérable par semaine, des députés de section en nombre assez considérable s’étaient répandus dans le marché, voulaient qu’on taxât le blé ; n’y ayant pas réussi, ils ont menacé les fermiers et en ont forcé, par la crainte, de diminuer leurs grains ; il en résultera que les fermiers effrayés ne reviendront pas samedi prochain, et qu’on nous prépare des troubles. Je ne vous laisserai pas ignorer qu’on égare mes malheureux concitoyens, qui tous viennent de faire augmenter leurs journées et qui, par conséquent, devraient moins se plaindre, et nous avons ici beaucoup de perturbateurs parisiens, peut-être envoyés par vos agitateurs. »

Vraiment, quel que soit le parti pris politique mêlé à toutes ces affirmations, il est impossible de douter d’un relèvement général des salaires constaté par tant de témoignages divers et si conforme d’ailleurs à la nature même des choses. Comment le peuple de France, tout remué encore par la victoire révolutionnaire du Dix Août, se serait-il laissé affamer sans résistance au moment même où l’immense appel d’hommes fait par l’armée, en diminuant