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entre deux et trois milliards. Or tous ces biens étaient sous séquestre et en régie, attendant la vente.

Les régisseurs et fermiers des biens sous séquestre devaient être dans une grande incertitude et médiocrement disposés en faveur de la Révolution. Pour les régisseurs qui avaient été les hommes de confiance des seigneurs, cela va de soi, et d’ailleurs beaucoup d’entre eux avaient dû être dessaisis de leurs fonctions par la régie nationale. Quant aux fermiers, ils ne savaient ce que leur réservait l’avenir prochain. Depuis le décret adopté par la Législative le 2 septembre 1792 et dont les articles autorisaient les adjudicataires des biens d’émigrés à expulser le fermier en l’indemnisant, leur situation était tout à fait précaire, et même troublante. Et les préoccupations les plus diverses devaient se croiser dans leur esprit. D’une part était-il certain que la Révolution serait victorieuse ? Et s’ils s’acquittaient trop vite aux mains de la régie nationale au lieu de réserver le plus possible les fermages pour les maîtres absents, n’allaient-ils point se compromettre aux yeux de ceux-ci ? Et d’autre part, s’ils vendaient trop vite leurs grains, n’allaient-ils point se dessaisir, pour des assignats d’une valeur incertaine et troublée, d’un bien solide et substantiel qui leur était une garantie contre les chances mauvaises du lendemain ?

Les lenteurs de la Révolution à procéder à la mise en vente des biens d’émigrés prolongeaient l’incertitude des fermiers. À la fin d’octobre rien n’était décidé encore quant au mode précis de la vente. Le 23 octobre, Delacroix dit à la Convention : « Je demande que l’Assemblée décrète incessamment le mode de la vente des biens des émigrés. L’intervalle qui s’est écoulé déjà entre le décret qui ordonne la vente de ces biens et celui qui en réglera le mode a fait à la République un tort considérable. » Mais la Convention hésitait entre plusieurs systèmes : ou bien vendre à grands blocs pour réaliser le plus rapidement possible les sommes nécessaires à l’entretien de la guerre dévorante, ou bien vendre à parcelles pour multiplier les petits propriétaires ruraux.

Il résulte du rapport même de Roland que le 9 janvier encore elle n’avait pas pris parti, et il n’y eut guère d’abord que le mobilier qui fut mis en vente. Dans cet état prolongé d’incertitude, l’instinct des fermiers était de se livrer le moins possible, de payer le moins possible, de gagner du temps. Les rentrées provenant des revenus des biens séquestrés sont hors de proportion avec la valeur de ces biens et les engagements probables des fermiers. Camus, au nom du Comité des domaines, déclare à la Convention le 24 octobre : « Les régisseurs du droit d’enregistrement ont envoyé l’état du produit des revenus de ces biens, pendant le cours du mois de septembre. Il se monte à 710 348 livres pour 39 départements. Ainsi, à juger les revenus de l’autre moitié d’après cette base, on pourrait évaluer le produit annuel de la totalité de ces biens à 18 000 000 livres. » Dix-huit millions de revenu annuel pour un