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il tonne contre les riches et les grands ; il vit de peu et ne connaît pas les besoins physiques, il n’a qu’une seule mission c’est de parler, et il parle presque toujours ; il crée des disciples ; il a des gardes pour sa personne ; il harangue les Jacobins quand il peut s’y faire des sectateurs ; il se tait quand il pourrait exposer son crédit ; il refuse les places où il pourrait servir le peuple et choisit les postes où il croit pouvoir le gouverner ; il paraît quand il peut faire sensation, il disparaît quand la scène est remplie par d’autres ; il a tous les caractères, non pas d’un chef de religion, mais d’un chef de secte ; il s’est fait une réputation d’austérité qui vise à la sainteté, il monte sur des bancs, il parle de Dieu et de la providence, il se dit l’ami des pauvres et des faibles d’esprit, il reçoit gravement leurs adorations et leurs hommages, il disparaît avant le danger, et l’on ne voit que lui quand le danger est passé ; Robespierre n’est qu’un prêtre et ne sera jamais qu’un prêtre. »

Oui, il y avait en lui du prêtre et du sectaire, une prétention intolérable à l’infaillibilité, l’orgueil d’une vertu étroite, l’habitude tyrannique de tout juger sur la mesure de sa propre conscience, et envers les souffrances individuelles la terrible sécheresse de cœur de l’homme obsédé par une idée et qui finit peu à peu par confondre sa personne et sa foi, l’intérêt de son ambition et l’intérêt de sa cause. Mais il y avait aussi une exceptionnelle probité morale, un sens religieux et passionné de la vie, et une sorte de scrupule inquiet à ne diminuer, à ne dégrader aucune des facultés de la nature humaine, à chercher dans les manifestations les plus humbles de la pensée et de la croyance l’essentielle grandeur de l’homme.

Robespierre était en outre incliné vers la pensée chrétienne par une sorte de pessimisme profond, analogue au pessimisme chrétien et au pessimisme de Jean-Jacques. Le christianisme n’est pas pleinement et définitivement pessimiste, puisqu’il ouvre à l’homme des horizons surnaturels ; mais il juge sévèrement la nature et la société. Livré à lui-même, et sans le secours des grâces divines, l’homme n’est que ténèbres et malice ; et les progrès extérieurs qu’il réalise par la science et l’art n’atteignent point le fond de son être malade. Livrées à elles-mêmes, les sociétés ne réalisent jamais un équilibre naturel de justice qui dispense l’homme des espérances surnaturelles. Plus amèrement que la pensée chrétienne et avec plus d’inquiétude, la pensée de Jean-Jacques est pessimiste aussi. L’homme, selon lui, va d’un état de nature où il y a tout ensemble innocence et violence, simplicité et ignorance, à un état policé où le progrès des lumières est inséparable d’un progrès de la corruption. Jamais le système social ne réalisera la justice. Il est douteux que la démocratie absolue puisse convenir aux grands États modernes, et Rousseau, quand il définit la souveraineté du peuple, semble désespérer qu’elle devienne jamais une réalité. En outre, comment, en dehors du communisme primitif dès longtemps aboli, établir l’égalité ? Et comment ramener ce communisme dans les sociétés corrompues et divisées ? Ainsi Jean-Jacques s’enfiévrait de