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Selon le choix que l’on fait, les conséquences peuvent diverger à l’infini ; Robespierre, comme pour éviter toute possibilité de divorce entre le déiste philosophe et l’humble multitude chrétienne, semble éluder le choix et se dérober au problème. Déjà le vicaire savoyard de Rousseau y avait échappé, plus qu’il ne l’avait résolu, par un élan du cœur. Il a beau s’écrier enfin : « Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un dieu », il apparaît bien qu’il n’entend pas ce mot de dieu dans le sens traditionnel que lui donne l’Église ; cette divinité présumée de Jésus n’est fondée ni sur le miracle ni sur un système surnaturel. Elle n’est, pour le cœur ardent et troublé du pauvre vicaire inconnu, qu’un degré de sainteté incomparable et qui n’a point sa mesure dans la vie de l’humanité : « La sainteté de l’Évangile parle à mon cœur. » Voilà toute la démonstration dogmatique et voilà aussi, pour le prêtre, que fait parler Rousseau, tout le sens de la divinité du Christ. De même qu’à l’autel, quand il consacre le pain et le vin, il cesse un moment de s’interroger sur le mystère de la transsubstantiation qui le déconcerte, et s’incline comme si Dieu était là ; de même quand il aborde la personne du Christ, il se laisse aller, par un élan de ferveur morale, à confondre la sainteté et la divinité. Il adore sans que son esprit ait conclu.

Robespierre se garde de ce vertige ; et il avertit nettement qu’il ne connaît d’autre dieu que celui de l’humanité libre. Mais il parle du « fils de Marie » avec une sorte de respect équivoque ; il ne veut point déchirer brusquement le voile de divinité sous lequel le peuple adore, sans y prendre garde, les plus hautes espérances et les plus hautes vertus de son propre cœur. Il espère sans doute que bientôt le peuple s’apercevra de lui-même de cette confusion, et qu’il s’affranchira de ce qui reste de superstition et d’erreur dans sa croyance sans que les notions de justice et les espérances d’immortalité qui en forment le fond soient compromises.

Un jour, le pauvre vicaire savoyard, devenu prêtre constitutionnel, se tournera vers le peuple libre et chrétien assemblé dans l’église du village ; et du haut de l’autel, au moment même où il viendra de consacrer le pain et le vin il lui dira :

« Amis, j’ai respecté jusqu’ici l’innocence de votre foi, bien supérieure à la subtilité des philosophes. Mais je sais maintenant qu’un long usage de la liberté et de la raison a suffisamment épuré vos idées pour que vous puissiez dégager les vérités essentielles des symboles qui pour vous les enveloppaient. Non, il n’est pas vrai qu’un dieu soit matériellement présent sous les espèces du pain et du vin ; mais la présence morale, en chacun de vous, de celui qui donna aux hommes un exemple incomparable de douceur et de sacrifice, est bien plus réelle, bien plus substantielle que si en effet il était caché dans ce peu de matière. Le voile du symbole peut tomber. Cette figure sensible n’est plus nécessaire à des esprits sûrs d’eux-mêmes.