Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/251

Cette page a été validée par deux contributeurs.

se résignent à ménager le culte, à lui garder une place dans l’État, que pour ne pas compromettre la cause de la Révolution elle-même, menacée par le fanatisme populaire. Danton, le 30 novembre, en un bref et puissant discours à la Convention, poussa le cri d’alarme :

« Il faut se défier d’une idée jetée dans cette Assemblée. Il est trompé, le peuple ; vous devez l’éclairer. Il s’est rappelé la proposition de Cambon, que la perfidie, le fanatisme, la malveillance ignorante ont commentée avec soin. On a dit qu’il ne fallait pas que les prêtres fussent salariés par le Trésor public. On s’est appuyé sur des idées philosophiques qui me sont chères, car je ne connais d’autre dieu que celui de l’univers, d’autre culte que le culte de la justice et de la liberté. Mais l’homme maltraité de la fortune cherche des jouissances éventuelles ; quand il voit un homme riche se livrer à tous ses goûts, caresser tous ses désirs, tandis que ses besoins à lui sont restreints au plus étroit nécessaire, alors, il croit que dans une autre vie ses jouissances se multiplieront en proportion de ses privations dans celle-ci. Quand vous aurez eu pendant quelque temps des officiers de morale, qui auront fait pénétrer la lumière auprès des chaumières, alors il sera bon de parler aux hommes morale et philosophie. Mais jusque-là il est barbare, c’est un crime de lèse-nation de vouloir ôter au peuple des hommes dans lesquels il peut encore trouver quelques consolations. Je ne connais, moi, je l’ai déjà dit, que le dieu de l’univers, la liberté et la justice. L’homme des champs y ajoute l’homme consolateur qu’il regarde comme saint, parce que sa jeunesse, son adolescence et sa vieillesse lui ont dû quelques instants de bonheur, parce que le malheureux a l’âme tendre et qu’il s’attache particulièrement à tout ce qui porte un caractère majestueux. Oui, laissez-lui son erreur, mais éclairez-le ; dites-lui positivement que l’intention de la Convention n’est pas de détruire, mais de perfectionner ; que si elle poursuit le fanatisme, c’est parce qu’elle veut la liberté des opinions religieuses. »

Le déisme de Danton ne ressemblait pas à celui de Robespierre. Il était, si je puis dire, beaucoup plus naturaliste ; et le « dieu de l’univers » invoqué par Danton est sans doute très parent du dieu de Diderot. Tandis que Robespierre affirme, pour son propre compte, l’immortalité de l’âme comme une vérité définitive, éternellement nécessaire aux hommes, Danton ne voit là que la consolation passagère, la provisoire illusion des pauvres, qu’une meilleure organisation sociale affranchira sans doute de ce préjugé de misère. Ce n’est donc pas sous les vagues inspirations d’un déisme quasi chrétien, ce n’est point pour respecter dans le christianisme l’image un peu surchargée et compliquée du déisme de Jean-Jacques, que Danton demande que les habitudes religieuses du peuple soient ménagées. C’est pour épargner à la nation si éprouvée déjà par tant de périls, une grande commotion de conscience et la plus profonde des guerres civiles. C’est donc dans un intérêt tout politique et national et sans aucune arrière-pensée dogmatique que Danton s’oppose à