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gâtée par une souffrance. Aussi, en 1792, le vœu des paysans était-il, non point que le curé ne fût pas payé par l’État, mais qu’une fois payé au moyen de l’impôt il ne pût exiger aucune redevance pour les baptêmes, mariages, enterrements. C’est ce vœu que traduisait le père Duchesne dans le numéro que j’ai cité : c’est à ce vœu que répondit la décision de la Commune révolutionnaire supprimant tout casuel.

Mais je ne crois pas que ce fût à des calculs d’argent qu’obéit, en cette question, la conscience paysanne, ou plus exactement la conscience populaire. Elle a une autre raison, que peut-être elle ne discerne point elle-même, mais qui agit profondément. Les simples s’imaginent que si le prêtre n’est plus payé par l’État, le prêtre n’est plus. Ce n’est pas par un acte spontané de leur esprit, ce n’est point par une adhésion individuelle de leur pensée, qu’ils se sont donnés à la foi chrétienne. Ils l’ont reçue par la tradition. Elle est pour eux quelque chose d’impersonnel et d’ancien, et la religion est une autorité qu’ils cessent de reconnaître, si elle ne leur vient pas de haut et du dehors. Or, quand l’État, cette autre puissance impersonnelle, paye le prêtre, quand le culte est comme incorporé à la puissance publique, le paysan est aidé dans le sentiment de vénération passive qui est, chez lui, toute la foi. S’il est obligé de payer lui-même les prêtres, jusque dans le détail, s’il achète pour ainsi dire le culte, cérémonie par cérémonie, il lui semble, par un prodigieux renversement, que c’est lui qui fait vivre le dieu inconnu dont il croit tenir la vie. Il lui semble qu’à subventionner ainsi, individuellement, la religion, il en devient le maître ; elle perd à ses yeux le caractère d’autorité extérieure et de mystère contraignant sans lequel il ne la reconnaît point. Et comme la religion est née en son esprit non d’un acte de liberté mais d’une habitude de soumission, il lui paraît qu’en faisant acte de liberté il fait acte d’irréligion.

J’imagine que déjà plus d’un croyant souffrait en nommant le prêtre à l’élection, selon le rite de la constitution civile ; car comment le prêtre apportera-t-il à l’individu quelque chose qui le dépasse, si c’est de cet individu même que le prêtre tient son pouvoir, et reçoit son caractère ? Aussi, ce n’est ni par les grossiers marchandages d’argent imaginés par Cambon, ni par le rappel niaisement idyllique des mœurs de l’Église primitive, que l’on convertira à la séparation de l’Église et de l’État la fraction du peuple qui y est encore réfractaire. C’est par un idéalisme hardi. C’est en faisant honte au paysan de la servitude qui est au fond de ses pensées :

Vous vous imaginez, être des croyants, et vous n’êtes que des esclaves. Si vous étiez des croyants, si vous étiez profondément convaincus que la misère humaine a eu besoin, pour se relever, de la médiation de Dieu, si vous étiez persuadés que ce Dieu a pris forme humaine, qu’il s’est mêlé à la vie de l’humanité et qu’il s’y perpétue par l’Église pour y continuer son action libératrice, en quoi seriez-vous scandalisés de payer vous-mêmes le prêtre qui pour vous