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Bourgon, au Bois-Blin, où ils restèrent cachés sans jamais revenir à Villiers. Toutes les nuits il arrivait des courriers ou des principaux chefs qui avaient une manière particulière de se faire connaître et qui étaient introduits par le grand perron… On conçoit combien cette vie agitée et variée avait de charme pour moi et avec quelle curiosité je descendais pour le déjeuner, sûre d’y trouver des nouveaux venus. »

Mais, malgré les précautions de la Rouerie qui s’enveloppait, pour ainsi dire, de l’épaisseur des forêts, le Directoire révolutionnaire d’Ille-et-Vilaine soupçonnait le mouvement. Le médecin Latouche-Cheftel lui permit de saisir la conspiration. Le hasard de la vie en avait fait un ami de la Rouerie, ou du moins, comme plus d’un petit bourgeois, il avait grandi à l’ombre des manoirs féodaux. Devant lui, ou plutôt avec lui, les conspirateurs s’expliquaient en toute confiance. Mais Cheftel était secrètement dévoué aux idées révolutionnaires. Est-ce par duplicité ? Est-ce par faiblesse ? Il n’avait pas dit un mot qui permit à tous ces nobles qu’il fréquentait, de deviner sa conviction. Quand il fut maître du terrible secret de la Rouerie, il n’eut point la force de le porter et il courut à Paris révéler à Danton le plan des contre-révolutionnaires bretons.

La France était envahie par l’étranger, et quelques-uns de ses enfants s’apprêtaient à la livrer. Le destin et une sorte d’humilité sournoise longtemps silencieuse avaient acculé Cheftel à ce terrible dilemme : trahir ses amis ou trahir la patrie. Ayant fait le premier pas, il résolut d’aller jusqu’au bout ; il joua avec la Rouerie le rôle d’ami dévoué, se fit déléguer à Coblentz par les conspirateurs, et suivant ainsi, jour par jour, tous les fils de la trame, il attendit, assisté de Lallégant-Morillon, que le complot fût à point et que les principaux meneurs fussent irrévocablement compromis pour les livrer à la Révolution.

La Rouerie, partout où il passait, passionnait les paysans. De Laval à Saint-Brieuc, dans ces mois d’hiver de 1792-1793, il avait fait partout surgir des bandes qui huaient ou attaquaient les prêtres constitutionnels. Il avait gagné à sa cause un ancien faux-saunier, Cottereau, qui, vivant naguère de la contrebande sur le sel, se trouva ruiné quand la Révolution supprima l’impôt de la gabelle. Étranges contre-coups des Révolutions qui, même en leurs décisions les plus légitimes, les plus nécessaires et les plus largement populaires, blessent et exaspèrent bien des intérêts ! Ce contrebandier, qui connaissait, pour les avoir longtemps pratiqués la nuit, tous les sentiers perdus sous bois ou errants dans les landes, était pour la Rouerie un merveilleux auxiliaire. C’est lui qui va s’appeler Jean Chouan. Grâce à lui, la disparition de la Rouerie ne sera pas, pour l’insurrection bretonne, un coup mortel. Un chef lui restait. C’est en janvier que la Rouerie tomba.

Une nuit, le 12 janvier, comme il parcourait, pour le soulever, pour l’organiser, le pays de Dinan, il frappa à la porte d’une modeste gentilhommière