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s’indemniser sur les biens des oppresseurs, c’est-à-dire d’affecter aux frais de la guerre des biens dont les peuples auraient eux-mêmes disposé s’ils avaient entrepris leur révolution à leurs propres périls et risques. »

Théorie aisément extensible et qui permet d’aller loin. Il fallait un commencement de vertige à la Louis XIV, et, si je puis dire, un premier orgueil royal de la liberté pour que la Convention presque tout entière abondât, même un moment, dans un pareil décret.

Dans les deux nobles et grandioses séances du 21 et du 27 novembre où est décidée, à la demande des Savoisiens, la réunion de la Savoie à la France, et où cette entrée d’hommes libres dans la grande famille du peuple libre émeut si profondément le cœur, il y a une sorte de superbe qui me trouble, une ampleur inquiétante d’espérance et de menace. C’est encore Grégoire qui prophétise :

« Semblable à la poudre à canon, plus la liberté fut comprimée, plus son explosion sera terrible.

« Cette explosion va se faire dans les deux mondes et renverser les trônes qui s’abîmeront dans la souveraineté des peuples. Il arrive donc ce moment où l’orgueil stupide des tyrans sera humilié, où les négriers et les rois seront l’horreur de l’Europe purifiée… Bientôt enfin, on verra cicatriser les plaies des nations, reconstituer, pour ainsi dire, l’espèce humaine et améliorer le sort de la grande famille.

« De respectables insulaires furent nos maîtres dans l’art social ; devenus nos disciples et marchant sur nos traces, bientôt les fiers Anglais imprimeront une nouvelle secousse qui retentira jusqu’au fond de l’Asie.

« Déjà, Malines, Ostende, Mayence, Nice et Chambéry voient le drapeau tricolore flotter sur leurs remparts… et dès ce moment, Savoisiens, vous avez fait aussi votre entrée dans l’univers.

« Ne redoutez pas les menaces des despotes de l’Europe : les efforts des rois sont le testament de la royauté. La France esclave était autrefois l’asile des souverains détrônés. La France libre est aujourd’hui l’appui des peuples opprimés. »

Et ce rêve d’universel combat pour la liberté s’adoucit en une espérance d’universelle et éternelle paix : « Un siècle nouveau va s’ouvrir : la liberté, planant sur toute l’Europe, visitera ses domaines : et cette partie du globe ne contiendra plus ni forteresses, ni frontières, ni peuples étrangers. »

J’ose à peine songer au démenti funeste des événements. Hélas ! la force, même au service de la liberté, suscite et multiplie la force. Grande leçon pour nous ! Le prolétariat socialiste n’évitera une furieuse recrudescence de guerre et de tyrannie que si chaque peuple réalise graduellement chez soi la justice par un mouvement pacifique et autonome, et s’il sait éviter le choc funeste des nations. Même le sage Hérault de Séchelles, présidant la séance du 27,