Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/203

Cette page a été validée par deux contributeurs.

fussent jugés ou punis s’ils étaient coupables, ou rétablis dans leurs places, s’ils étaient innocents. Par cette condescendance du gouvernement, tous les différends étaient terminés, et l’Empereur aurait trouvé dans le pays des soldats et de l’argent, assez pour le conserver, car les démocrates brabançons ne désiraient pas le régime français ; ils en voient de trop près les inconvénients et les malheurs pour ne les pas craindre ; mais l’entêtement a été extrême de part et d’autre, il a été funeste à la maison d’Autriche, et pourra, si on n’étouffe le mal, le devenir à l’Europe. »

Mais ce fond défiant, réservé, sourdement hostile, que perçoit Fersen, ne se manifestait pas encore. Dumouriez et la Convention pouvaient croire à une victoire solide de la Révolution.

Et quelle débâcle de ses ennemis ! Quelle fuite précipitée et honteuse des représentants de la maison d’Autriche ! Quelle course du diplomate Metternich s’effarant jusqu’à Dusseldorf, et comme il se rappellera éternellement ce galop de fuite devant la Révolution victorieuse ! Mais surtout quel lamentable défilé des émigrés affolés ! Ils avaient déserté la France, et la France s’agrandissait soudain pour les englober : où se réfugieraient-ils ? La Révolution qu’ils s’étaient flatté de sécher en quelques jours débordait maintenant sur eux, et comme le fleuve soulevé que peint magnifiquement Homère, dévorait derrière eux la poussière fuyante de leurs pieds.

« C’était, écrit Fersen, une foule de voitures et d’équipages le long du chemin, et jamais coup d’œil ne fut plus effrayant ; ces malheureux émigrés français à pied et en charrettes le long du chemin, ayant à peine de quoi manger ; des femmes comme il faut, à pied, avec leurs femmes de chambre ou seules portant un petit paquet sous le bras, ou leur enfant. À Maestricht nous eûmes mille peines à trouver à nous mettre à couvert ; il y avait plus de onze mille âmes arrivées en trois jours. »

Et ailleurs, sur les frontières de Lorraine, sur les bords du Rhin, c’était le même défilé lamentable, la même fuite éperdue. Il semblait à ce moment qu’il n’y eût plus d’abri sous le ciel pour quiconque avait renié la Révolution ; c’était vraiment une commotion du globe. Et la Convention pouvait se croire invincible, lançant à la fois la foudre de ses armées et la foudre de ses paroles. Les mots de liberté de ses présidents retentissaient au loin, s’ajoutant au bruit du canon. Elle avait conscience de cette force multiple et une. Trente-six années après, quand, seul, vaincu, exilé, oublié, Baudot écrivait ses notes immortelles, il traduisait avec une force admirable cette plénitude de puissance et d’action ; et toutes les forces qui avaient suivi lui semblaient à côté de celle-là incomplètes et débiles.

« La Convention nationale avait l’action oratoire, civile et militaire, ce qui lui donnait une force au-dessus de tous les gouvernements de l’Europe. C’était une dictature complète, tout autrement puissante que le despotisme. Les despotes sont obligés de se cacher dans l’ombre pour faire agir la force soit