Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/193

Cette page a été validée par deux contributeurs.

était déjà entrée dans le sol et dans les cœurs à des profondeurs qu’aucune violence ne pouvait atteindre. Pourrait-on du moins sauver Louis XVI ? Oui, si l’on réussissait à entrer dans Paris… et si, avant d’y entrer, on n’apprenait point que le peuple soulevé avait supprimé le roi. Avant même que le duc eût donné le signal de la retraite, l’armée d’invasion se sentait toute vacillante, toute tremblante au vent d’automne. Fersen note dans son journal, le 1er octobre, les tristes pressentiments dont les cœurs étaient pénétrés.

« Plusieurs lettres arrivées des émigrés et du vicomte de Caraman, du 24, à sa femme, mandent que Dumouriez est dans un poste inattaquable, que le temps est affreux, que les armées manquent de tout. On démolit les maisons pour se chauffer. Il a fallu prendre le grain dans les granges. Ce qui se fait prouve qu’il y a peu d’ordre, qu’une grande partie a été perdue, et des villages entiers consumés, ce qui fait grand tort aux maisons. Ce pays n’offre plus que le spectacle de la dévastation et d’un désert. Le tableau qu’en fait le vicomte de Caraman et de la misère des habitants est affreux ; il raconte avoir vu, dans un village tout en feu, un vieillard avec sa femme assis devant leur maison tout en feu, contemplant dans un morne silence la destruction de tout ce qu’ils possédaient ; leur chien était couché près d’eux, poussant des hurlements affreux.

« La lettre de Vauban à sa femme fait un tableau affreux de la misère des émigrés ; vivant depuis dix jours à bivouac, sans tentes, sans équipages, affligés de la dysenterie, sans secours et sans moyen de la soulager, manquant absolument de vivres, il avait mangé sa dernière livre de pain et ne savait plus où en trouver. Ces deux lettres ont l’air de douter du succès de l’entreprise et disent : Dieu seul sait comment cela finira. Le vicomte parle d’une canonnade qui a duré quatre heures par cent pièces de canon de part et d’autre (c’est Valmy) ; l’artillerie française dans les retranchements était servie à merveille et a tué beaucoup de monde. »

Comme le châtiment a été prompt de la fatuité et de la sauvagerie ! Ces étourdis, qui s’imaginaient n’avoir qu’à paraître pour dissiper les bandes fuyardes de la Révolution, étaient tout penauds d’apprendre qu’elle avait des boulets qui portaient juste et qui faisaient mal. Ces furieux qui avaient poussé l’envahisseur à la violence et au meurtre, et qui avaient toléré les pillages, s’étaient ainsi affamés eux-mêmes ; et la désolation répandue par eux revenait à leur âme lassée. Dans l’état pitoyable de leurs nerfs, ils étaient troublés, eux les fanfarons et les implacables, par les aboiements lugubres d’un pauvre chien qui hurlait misère. Qui sait si de Brunswick n’entendit pas cette voix d’abandon et de détresse ? En tout cas, de ces émigrés si arrogants naguère il ne lui venait pas beaucoup de réconfort.

Mais voici que les craintes s’aggravent et que les pronostics sinistres se multiplient. Fersen note le 3 octobre dans son journal : « Un courrier autrichien, officier, parti le 28 (septembre) au soir, de l’armée, dit que la suspension