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était devant eux, soudain réelle, immense, portant en elle toute la force rude du peuple enfin éveillé. Pour eux aussi c’était un contact émouvant.

Robespierre, plus démocrate jusque-là que républicain, et qui abritait volontiers le vaisseau de la Révolution dans la rade de l’ancienne monarchie, était maintenant, avec toute la nation, entraîné au large ; la démocratie s’agrandissait, se déroulait ; quelles tempêtes et quels naufrages réservait cet océan ? Et comment, sur cette grande étendue découverte, couler les fortunes rivales qui faisaient voile avec la sienne ?

Mais surtout, pour tous et pour les nouveaux venus comme pour ceux qui avaient déjà lutté, c’était l’impression tragique de l’irréparable rupture avec le passé. C’était la lutte à outrance contre tout le vieux monde au dedans et au dehors. C’était une nouveauté sublime et menacée qui, par sa hardiesse même, déclarait tacitement la guerre à toute servitude et à toute forme incertaine et incomplète de la liberté. C’était une affirmation glorieuse et c’était un défi. Que d’efforts ne faudrait-il pas déployer, pour soutenir la noble gageure ! Et que de périls assumer ! Les cœurs montaient, et comme le dit en une grande image un écrivain de ce temps (Révolutions de Paris, septembre 1792), pour l’œuvre herculéenne pressentie par tous, les muscles mêmes se tendaient :

« Un célèbre antiquaire disait que toutes les fois qu’il passait devant la statue d’Hercule il se trouvait grandi de plusieurs pieds. Tous ses membres se raidissaient ; son pas devenait plus grave, plus sûr, sa voix plus mâle, le mouvement de toutes ses artères plus sensible. Voilà de quelle trempe doivent être nos législateurs. »

Baudot, bien des années après, au fond de la défaite et de l’exil, définissait en quelques paroles impersonnelles le Conventionnel intrépide : « Il a osé marcher sur la crête de la Montagne sans que sa tête ait tourné. » C’est à l’affirmation de la République que commence la ligne de faîte hasardeuse. Combien dont la tête tournera ! Combien dont le pied glissera ! Combien aussi, que la haine violente ou sournoise précipitera dans l’abîme ! Mais un moment, par la commune sublimité de l’affirmation républicaine, ils sont tous « sur la crête de la Montagne », réconciliés peut-être avec les autres et avec eux-mêmes par l’ampleur d’une émotion inconnue, et découvrant au loin la nation vaillante et troublée, l’humanité incertaine, esclave ou hostile, un immense horizon splendide et âpre, un champ presque illimité d’espérance et d’épreuve, de liberté et de combat, qu’une aube violente et douce illumine et qu’à larges ombres coupe la mort.

Les Conventionnels, pour traduire ces impressions grandioses, étaient inépuisables d’images. Cambon a noté merveilleusement la disparition brusque de tout ce qui était factice, obscur, équivoque, la soudaine et éblouissante entrée du jour. Bien des années après, et dans l’ombre même de la