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sur la misère du peuple. Ainsi, les Constituants, à cette aube encore fraîche, pouvaient espérer qu’ils développeraient l’ordre nouveau sans trop de commotions et de douleurs. L’illusion fut brève : les élus du peuple se heurtèrent à des résistances sans nombre, ouvertes ou sournoises. Et pourtant, l’Assemblée, obstinée aux transactions, aux combinaisons d’équilibre, avait cru qu’elle laissait enfin à la France une Constitution durable.

Maintenant, une année après, la Constitution de 1791 était à terre : que de choses évanouies ! Que d’hommes tombés au gouffre ! Ce n’étaient pas seulement les représentants des anciens ordres privilégiés, rejetés au néant par la Constituante elle-même, qui ne reparaissaient plus. De la représentation même du Tiers-État, que restait-il ? Tous les modérés, tous les Feuillants, tous les amis du Barnave de Varennes étaient ou suspects ou captifs, désavoués ou frappés par la Révolution. Et à peine soixante-dix ou quatre-vingts députés de la Constituante entraient à la Convention. Les uns, comme Grégoire, comme Barère, comme Robespierre, avaient assez de vigueur ou de souplesse pour se saisir des temps nouveaux ou s’en accommoder ; les autres, obscurs, et possédés malgré eux par le souvenir de leur grande œuvre en partie disparue, arrivaient à la Convention le cœur pesant. Ces triomphateurs superbes des premiers jours ressemblaient à des naufragés recueillis sur un autre navire : malgré leur parti pris de plier au temps, ils suivaient parfois la manœuvre d’un regard chagrin.

Les Girondins aussi, malgré leur apparente puissance, avaient quelque chose de caduc ; et malgré leur éclat un peu factice ils avaient quelque chose de triste. Quand il y a un an à peine ils accouraient à la Législative, ils emplissaient les routes de Bordeaux ou de Marseille à Paris du bruit de leur joie étourdie. Ils étaient la jeunesse éloquente, enthousiaste, insouciante et vaniteuse. Ils allaient étonner le monde, ranimer la marche de la Révolution, dénouer d’une main habile ou trancher par le glaive tous les nœuds où les Constituants s’étaient laissé prendre. Achever la victoire de la Révolution, n’était-ce pas conquérir le pouvoir ? Ainsi leurs espérances révolutionnaires se confondaient dans leurs ambitions impatientes. Et aujourd’hui, une déception secrète était en eux, une inquiétude aussi et un triste pressentiment.

La victoire sur la cour, ils l’avaient remportée : mais avec des alliés qui les effrayaient, par des mains brutales qui peut-être briseraient aussi leur jeunesse et leur rêve. Le pouvoir, ils l’avaient traversé, ils l’avaient occupé de nouveau ; mais il avait suffi de quelques hommes obscurs de la Commune de Paris pour leur en arracher les lambeaux, pour leur en corrompre toutes les joies.

Le peuple qu’ils croyaient avoir servi, et même, si je puis dire, illustré par leurs services, s’était, à Paris, détourné d’eux, et ils avaient connu l’impopularité dans la victoire. Prompts à s’abattre comme à s’exalter, ils méditaient en une sorte de romantisme débile sur l’étrangeté de leur destinée, sur