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L’artillerie prussienne, dirigée par Tempelhof, ouvre le feu de ses cinquante-quatre pièces ; elles étaient placées sur le front des troupes, sur un plateau qui faisait face au moulin de Valmy, et l’enveloppait en arc de cercle. L’artillerie française répond avec une puissance et une précision qui étonnent l’ennemi, mais ne le troublent point encore.

L’infanterie prussienne s’ébranle, lentement, avec un ordre admirable, mais sans élan ; et d’un pas réglé et ferme elle s’approche des pentes où s’étageait notre armée. En celle-ci, comme si soudain le poids des défaites passées, de Rosbach et des autres, pesait sur elle, une légère hésitation se marque.

Mais que vient faire ici l’ombre du passé ? Ce sont des forces toutes neuves qui vont vers la vie, c’est un monde nouveau qui se lève. Que l’armée prussienne creuse des souvenirs de gloire, comme le mineur extrait un reste d’or des galeries longtemps exploitées. C’est un trésor vierge d’enthousiasme et de force que les âmes révolutionnaires portent en elles.

Kellermann le sait, et à la minute décisive il évoque le grand frisson de la vie. Debout, immobile sous les boulets qui pleuvent autour de lui, il élève son chapeau du bout de son épée et crie : Vive la Nation ! Toute l’armée, des hauteurs du moulin jusqu’au bas des pentes crie : Vive la Nation ! Et tout ce que depuis trois ans ce mot accumulait en soi d’énergies radieuses se communique à tous les cœurs.

C’est fini : le cauchemar du passé est dissipé, et de même que sous l’ébranlement de la canonnade le ciel de Valmy, d’abord chargé de nuées, s’éclaircit, s’élève et s’illumine, de même toutes les ombres du doute et de la crainte sont dissipées en un instant.

C’est maintenant l’armée prussienne qui s’étonne. Ce cri retentit en elle comme le cri de tout un peuple. Est-ce donc toute une nation qu’il faut combattre ? Les artilleurs français, négligeant de répondre malgré ses ravages à l’artillerie prussienne, concentrent tous leurs coups et envoient tous leurs boulets sur l’infanterie décimée.

Le duc de Brunswick s’effraie : ne va-t-il pas perdre, dans cette sorte d’assaut à découvert, le meilleur de son armée ?

Il l’arrête d’abord : puis, après quelques minutes d’hésitations affolantes, il prononce la décisive parole : « Ce n’est pas ici que nous nous battons. » Hier schlagen wir nicht. Et la retraite commença : l’armée prussienne se replia sur le plateau.

Il semble bien, dans les règles ordinaires de la guerre, que c’était à peine une défaite. On s’aperçoit en donnant l’assaut à une position ennemie qu’elle est plus forte et mieux défendue qu’on ne l’imaginait. On renonce à l’attaque pour ne pas gaspiller ses forces. C’est un incident sans grande portée et un mécompte aisément réparable.

Et pourtant, à partir de cette heure, le ressort de l’armée prussienne fut