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âmes contristées ! Je leur fis également le tableau des ressources de nos départements, et de nos espérances. Je vis une joie douce se répandre sur le front de Roland ; il me serra la main et fut chercher une carte géographique de la France.

« Nous observâmes que des bords du Rhin à la mer de l’Ouest, la France était partagée par les montagnes des Vosges, du Jura et par la Loire qui coule dans la même direction. Entre les points où les rochers finissent et celui où commence la barrière des eaux, sont des plaines assez vastes qu’il fallait défendre par un camp ; les montagnes l’eussent été par leurs fiers habitants, et les bords de la Loire par des redoutes qu’on y eût facilement élevées, car le fanatisme et nos fautes n’avaient pas encore armé la Vendée. Si l’ennemi eût forcé le camp, s’il eût passé la Loire ou traversé les montagnes du Jura, une seconde barrière devait l’arrêter : à l’Est, le Doubs, l’Ain, le Rhône ; à l’Ouest, la Vienne, la Dordogne ; au centre, les rochers et les rivières du Limousin. Plus loin, nous avions l’Auvergne, ses buttes escarpées, ses ravins, ses vieilles forêts, et les montagnes du Velay, jadis embrasées par le feu, maintenant couvertes de sapins, lieux sauvages où les hommes labourent la neige, mais où ils vivent indépendants. Les Cévennes nous offraient encore un asile trop célèbre pour n’être pas redoutable à la tyrannie ; et à l’extrémité du Midi, nous trouvions pour barrière l’Isère, la Durance, le Rhône, depuis Lyon jusqu’à la mer, les Alpes et les remparts de Toulon. Enfin, si tous ces points avaient été forcés, il nous restait la Corse ; la Corse où les Génois et les Français n’ont pu naturaliser la tyrannie, qui n’attend que des bras pour être fertile et des philosophes pour se guérir de ses préjugés.

« Roland pensait qu’il fallait former au centre du Midi des magasins de subsistances, s’assurer de la manufacture d’armes de Saint-Étienne, et occuper l’arsenal de Toulon. Je désirais de mon côté qu’on n’abandonnât pas la Bretagne… La marine de Toulon ne suffira jamais pour donner à un État un rang parmi les puissances maritimes. Brest nous était donc nécessaire, et je pensais que des bords de la Loire on pouvait porter la liberté jusqu’à la pointe d’Ouessant, en établissant des points de résistance sur les rivières et au milieu même des landes, depuis Granville jusqu’à la Flèche.

« Toutefois nous ne voulions pas abandonner les départements du Nord et Paris ; il fut, au contraire, résolu que nous tenterions tous les moyens de les sauver. »

Je ne veux pas exagérer l’importance d’une conversation sentimentale et romantique entre le vieux bureaucrate naïf et le jeune Marseillais à l’imagination vagabonde ; je ne veux pas non plus relever la puérilité extraordinaire de leur plan de défense. Ils semblent considérer comme négligeable la victoire de la contre-révolution à Paris. Et pourtant, si le roi vainqueur est maître de la capitale, si les Prussiens, les Autrichiens, les émigrés, les nobles, les prêtres tiennent Paris, il y aura jusque dans le Midi un retentissement funeste ; et de